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idées d’autrefois, c’est le roman. En effet, de tous les genres littéraires, le roman est le plus affranchi des conventions qui contraignent et qui gênent. Le roman appartient à la poésie ; il relève de la poésie, il en est une des dépendances, une des provinces. Mais c’est une province-frontière par où elle confine avec la prose. Le roman est la fusion de la poésie et de la prose, il est la prose dans la poésie et la poésie dans la prose. Le roman ne parle pas la langue des dieux ; il parle la langue des humains, celle de tous les jours ; la langue que parlait M. Jourdain quand il disait à Nicole : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles. » Et alors même qu’il élève le ton, qu’il oublie les vulgarités de la comédie humaine pour donner une voix aux passions les plus nobles, il ne cesse pas de s’entretenir en prose et il reste soumis à des vraisemblances beaucoup plus étroites que celles qui régissent la poésie.

Je suis au théâtre, j’assiste à la représentation d’une tragédie. Le rideau se lève, et aussitôt apparaît un personnage qui parle un langage rythmé, mesuré, qui exprime ses sentimens en vers de douze syllabes ; et encore a-t-il soin de rimer ces vers deux à deux et d’éviter en prononçant tout hiatus. Je suis averti, dès les premiers mots, que le monde auquel appartient ce personnage est un monde conventionnel ; je sais par expérience que mes joies, mes peines, les agitations de mon âme n’ont pas l’habitude de se traduire en alexandrins, et bien habile, bien maître de lui serait l’homme qui, dans un moment de colère, se donnerait la peine de compter ses syllabes et d’éviter tout choc de voyelles. Je sais donc, dès le lever du rideau, que la poésie m’introduit dans un monde de convention où il faut que je paie par les complaisances de ma raison l’hospitalité qu’on me veut bien donner. Le romancier, au contraire, si haut que puisse s’élever son récit, et alors même qu’il peint les extrémités tragiques de la vie et de la passion, il ne quitte pas terre, il continue de parler ce langage qui, selon l’expression latine, marche, va à pied ; et, parlant, il n’a pas de concession à attendre de son lecteur, il est tenu à une sorte d’exactitude littérale dont le poète est dispensé ; nous sommes moins complaisans pour lui, nous sommes portés à restreindre les franchises de sa fantaisie, et nous crions volontiers à l’invraisemblance. En un mot, la vérité dans le roman est soumise à de tout autres conditions que dans la poésie, et voilà pourquoi nous retrouvons mieux le ton et