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On les accommode, on les costume à la guise des temps nouveaux, on leur donne les sentimens et les passions qui sont à la mode au XVe siècle ; et comme l’enthousiasme pour la chevalerie est mort, ce qui prédomine dans ces récits chevaleresques, c’est l’analyse du cœur humain, l’analyse des caractères et des situations. On analyse, analyse, souvent jusqu’à la quintessence. Or l’instrument de l’analyse, ce n’est pas le vers, c’est la prose, et voilà pourquoi ces derniers récits chevaleresques, parmi lesquels les Amadis tiennent le premier rang, sont écrits en prose. Et ce sont précisément ces romans de chevalerie en prose qui ont été l’origine et la première ébauche du vrai roman, lequel n’est pas autre chose que la poésie conciliée avec l’analyse, la poésie parlant la langue de l’analyse qui est la prose, l’analyse pénétrant la poésie et la soumettant à ses lois.

Le roman est une invention de date relativement récente. Entendons-nous cependant. Nous retrouvons en germe dans l’antiquité grecque et romaine toutes les variétés du roman. Les Grecs et les Romains ont connu le roman historique, le roman philosophique et religieux, le roman d’amour et d’aventures, la nouvelle, le roman pastoral. Mais l’antiquité n’a pas connu le grand roman, elle n’a point produit de chef-d’œuvre dans ce genre-là qui est toujours resté chez elle à l’état de genre secondaire, de petit genre, à la tête de la petite littérature. L’antiquité n’a eu ni de Princesse de Clèves, ni de Corinne, ni de Consuelo, et les héros de ses romans ne représentent, si j’ose ainsi dire, que le menu fretin des héros. La grande poésie dans l’antiquité est demeurée inféodée à la légende ; elle n’a cherché ses sujets que dans les temps mythiques, dans les époques préhistoriques, alors que les hommes avaient dix pieds de haut, et que les dieux quittaient fréquemment le ciel pour descendre sur la terre. Dans l’antiquité, la grande poésie a toujours choisi ses héros parmi les demi-dieux ou les descendans immédiats des demi-dieux, c’est comme un cercle magique dont elle n’a pu sortir. On est frappé de l’extrême humilité avec laquelle les Grecs s’abaissaient devant ces héros des temps légendaires, leurs divins ancêtres. Au moment même où à Marathon et à Salamine, ils venaient de triompher de l’Orient tout entier conjuré contre eux, les représentations de batailles dont ils ornent le fronton de leurs temples, ce ne sont pas leurs propres batailles, leurs propres victoires, mais les exploits plus