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parlais plus haut, laissent voir quelques prétentions. C’est surtout le cas des employés aux écritures, dont l’un a tenu à me dire qu’il croyait bien avoir vu mon portrait dans l’Almanach Hachette, quand j’avais été élu à l’Institut. On s’attend à ce que je range dans cette catégorie les anarchistes. Ils sont cependant plus modérés à la prison que ceux qui se piquent de politique pure. Ces derniers ne se gênent pas pour déplorer hautement, par exemple, la longue durée du ministère catholique et pour annoncer que le lendemain du retour d’un Cabinet libéral, les portes de la prison s’ouvriraient devant eux. Les vrais anarchistes, ceux-là mêmes qui ont jeté des bombes dans les foules pour mieux assurer l’affranchissement et le bonheur de l’humanité, sont de bien meilleurs détenus. On m’affirme que ce sont les plus faciles à calmer, ceux qui s’accommodent le mieux de la cellule. Pour rêver plus à leur aise à leurs combinaisons ou à leurs projets ? Eh bien ! il paraît que non. Un directeur de Louvain a vu, dans sa longue carrière, une quinzaine d’anarchistes graciés. Pas un n’a récidivé. Je ne sais s’il avait employé près d’eux tous les moyens qui lui ont réussi pour l’un d’eux. C’était un des complices de Ravachol et il avait réussi, — d’après ses aveux de Louvain, — à faire sauter une bombe au Terminus sans être découvert. Arrêté en Belgique, il fut condamné à dix ans et libéré au bout de cinq. A son arrivée, il fit l’effet d’un homme dénué de tout fonds, mais très intelligent, et par surcroît très exalté, esprit fort, péroreur, etc. Le directeur lui donna en lecture l’ouvrage de Taine sur la Révolution. Peu à peu les idées du lecteur changèrent ; au bout de quelque temps, il était devenu conservateur, et enfin une conversion religieuse venait couronner sa conversion politique. Pour ne rien négliger de cette psychologie pénitentiaire, je dois dire qu’il avait subi, à l’infirmerie de la prison, je ne sais quelle opération délicate ; il répète encore qu’il est impossible d’être mieux soigné qu’il ne l’a été ces jours-là. Il faut souvent peu de chose pour brouiller un homme avec la société tout entière, peu de chose aussi pour le réconcilier avec elle.

J’arrive ici, — car j’y confinais déjà, — au troisième groupe : celui des intellectuels. Il en est qui sont entrés tels, il en est qui le sont devenus dans leur cellule par la lecture et la réflexion. Peut-être aurais-je dû mettre dans cette « élite » le converti des Origines de la France contemporaine. Il aurait fait contrepoids à