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« Anacrise est tout ensemble une des plus aimables, et une des plus redoutables personnes de toute la Phénicie. Ce n’est pas qu’elle ne soit généreuse, et qu’elle n’ait même de la bonté ; mais sa bonté n’étant pas de celles qui font scrupule de faire la guerre à leurs amis, Anacrise est sans doute fort à craindre : car je ne crois pas qu’il y ait une personne au monde, qui ait une raillerie si fine, ni si particulière que la sienne. Il y a tout ensemble de la naïveté, et un si grand feu d’imagination, aux choses agréables et malicieuses qu’elle dit, et elle les dit si facilement, elle les cherche si peu ; et les dit même d’une manière si négligée, qu’on pourrait douter si elle y a pensé, si on ne la connaissait pas. Cependant, elle ne dit jamais que ce qu’elle veut dire ; et elle sait si parfaitement la véritable signification des mots dont elle se sert en raillant ; et sait encore si bien conduire le son de sa voix, et les mouvemens de son visage, selon que plus ou moins elle a dessein qu’on sente ce qu’elle dit, qu’elle ne manque jamais de faire l’effet qu’elle veut. Au reste, il y a une différence entre Philonide et Anacrise, qui est considérable, et qui en met beaucoup en leur bonheur : car la première ne s’ennuie presque jamais ; elle prend de tous les lieux où elle est, ce qu’il y a d’agréable, sans se mettre en chagrin de ce qui ne l’est pas : et porte partout où elle va un esprit d’accommodement, qui lui fait trouver du plaisir dans les provinces les plus éloignées de la Cour. Mais pour Anacrise, il y a si peu de choses qui la satisfassent, si peu de personnes qui lui plaisent, un si petit nombre de plaisirs qui touchent son inclination, qu’il n’est presque pas possible que les choses s’ajustent jamais si parfaitement, qu’elle puisse passer un jour tout à fait heureux en toute une année, tant elle a l’imagination délicate, le goût exquis et particulier, et l’humeur difficile à contenter. Anacrise est pourtant si heureuse, que ses chagrins mêmes sont divertissans : car lorsqu’on lui entend exagérer la longueur d’un jour passé à la campagne, ou celle d’une après-dînée en mauvaise compagnie, elle le fait si agréablement et d’une manière si charmante, qu’il n’est pas possible de ne l’admirer point, et de ne pardonner pas à une personne d’autant d’esprit que celle-là, d’être plus difficile qu’une autre au choix des gens à qui elle veut donner son estime et accorder sa conversation[1] ! »

  1. Portrait d’Angélique de Rambouillet (Grand Cyrus).