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LA MORT DE TALLEYRAND.

J’ai été appelé pour la première fois auprès de M. le prince de Talleyrand au mois de février dernier (1838) ; il voulut bien me faire inviter à dîner. Je ne vous cacherai pas que cette invitation me surprit et m’embarrassa singulièrement. Je savais depuis peu que M. de Talleyrand avait quelquefois entendu parler de moi ; mon nom avait été prononcé devant lui par sa jeune nièce, Mlle Pauline de Périgord, que je dirigeais depuis sa première communion. Je savais même que M. de Talleyrand parlait quelquefois de moi avec bienveillance… Lorsque je reçus cette invitation, je n’en fus ni moins embarrassé, ni moins surpris. C’était le 2 février, jour anniversaire de sa naissance ; il entrait alors dans sa quatre-vingt-cinquième année. M’inviter en un pareil jour, pour une fête de famille, à une époque si solennelle de sa vie, me parut extraordinaire et presque significatif…

Évidemment, pour lui comme pour moi, il ne s’agissait pas seulement d’une invitation à dîner. Toutefois, après y avoir réfléchi, je crus devoir refuser l’honneur qu’il voulait bien me faire. Je lui écrivis donc en m’excusant sur mes fonctions et sur ma vie retirée, ajoutant que Mgr l’archevêque lui-même avait la bonté d’agréer cette excuse, ce qui était vrai. M. de Talleyrand ne l’agréa pas, du moins facilement, et j’ai su depuis que mon refus l’avait gravement contrarié. Cet homme qui n’avait jamais d’émotions extérieures, et dont le visage paraissait essentiellement impassible, quelque contrariété qu’il éprouvât, prit aussitôt un air sérieux, et dit ces mots singuliers : « Ce refus m’étonne ; on m’avait dit que l’abbé Dupanloup était homme d’esprit : si c’était vrai, il serait venu ; il aurait compris de quelle importance était son entrée dans cette maison. » Ces paroles vraiment singulières me furent redites ; j’avoue qu’elles me firent impression et me donnèrent du regret.

Quelques jours se passèrent, et, malgré mon premier refus, M. de Talleyrand voulut bien renouveler son invitation. Cette fois, je ne crus pas pouvoir refuser… C’était le dimanche 18 février.

Faut-il vous dire toutes mes pensées, en y allant, mes craintes, mes espérances, mes dispositions ? Elles vous étonneront, vous déplairont peut-être. Les voici néanmoins dans leur naïveté : j’étais sérieusement contrarié, triste même de me trouver, sans trop savoir pourquoi ni comment, condamné à ces relations ; ennuyé de quitter ma pieuse retraite pour me voir