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de Soorts, sa scierie, ses villas de la plage. Toute une œuvre féconde qu’il laissait là, passait à d’autres, moins qualifiés. Une œuvre dont il était l’âme, et qui allait peut-être péricliter et tarir.

Mais non, pourquoi ? répondait-il au remords obscur que suscitait en lui ce doute. Hernès, praticien prudent, prenait en main La Fondation. M. Dopsent le père voudrait bien s’occuper des vignes et du parc à huîtres, qui d’ailleurs allaient presque tout seuls. Pour la scierie, et la ferme, des acheteurs s’offraient. Avec quel douloureux courage Gabrielle assista à ce dépècement ! Elle s’était tellement intéressée à tout cela, qu’il lui semblait que c’était un peu son œuvre. Elle connaissait toutes les femmes des employés, des ouvriers. Et à La Fondation, où on l’aimait tant, ces enfans malades, à qui elle n’apporterait plus le réconfort de ses sourires, de ses bonnes paroles, des jouets à Noël ! Il lui semblait voir mutiler, dans toutes ces entreprises qui allaient plier sous d’autres mains, de la vie dans sa plus haute expression, et comme un être agissant et pensant.

Maurice, il est vrai, plus confiant et plus affectueux, — qu’avait-il donc à se faire pardonner ? — lui demandait son avis, quitte à passer outre en cas de divergences, d’ailleurs rares. Elle ne reconnaissait plus ce caractère si équilibré, chez qui la réflexion tenait hier encore une si grande place : à présent, il tranchait les difficultés, pressé d’en finir, sans s’arrêter à perdre ni attendre l’occasion meilleure.

Ce fut pour leur vie de ménage, qu’elle sentit le plus cruellement se briser mille petits liens tenaces. Une maison, c’est nous-mêmes. La Pierre Bleue lui tenait au corps comme un chaud vêtement. Elle en avait orné les murs, disposé l’ameublement avec une ingéniosité charmante. Et de tous les coins, les invisibles témoins de l’habitude se dressaient prêts à partir, ombres en exil, esprits congédiés. La vieille maison, — en sept ans un logis prend une âme, — poursuivait Gabrielle du regard muet de ses fenêtres, du reproche de ses pièces intimes, où tout était si doux, si grave, disposé à sa ressemblance, imprégné d’elle, et d’eux. Le salon des amis avec sa table de bridge, le piano, les livres et leurs reliures sobres, la salle à manger aux vieilles crédences, aux bahuts sculptés, le cabinet de travail de Maurice, d’une si belle, si pure simplicité, la salle de travail des enfans, si claire que toute la beauté du paysage y entrait, leur