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de penser, pas plus qu’il ne dédaigne de lire et de s’instruire. Le Grand Condé, au beau milieu d’une campagne, enverra demander une entrevue à Spinoza, et le prince Eugène portera sur son cœur, dans les batailles, le manuscrit de la Monadologie de Leibnitz. Dans les nouveaux salons qui se sont formés à Paris et qui sont des succursales de la Cour, on se plaît à discuter les principes cartésiens. Les femmes mêmes s’en mêlent. Victoire suprême pour la nouvelle philosophie ! La duchesse du Maine, dit Mlle de Launay, savait par cœur les Méditations de Descartes. Mme de Grignan appelait Descartes son père. Elle était une cartésienne consommée. Quant à Mlle de Sévigné, le nom et les principes de Descartes reviennent fréquemment dans sa correspondance ; mais elle ne prenait pas parti. Ces Messieurs de Port-Royal lui suffisaient. Cependant « elle voulait savoir Descartes comme l’hombre, non pour jouer, mais pour voir jouer. » Et son plaisir était grand d’en entendre causer et de ranimer habilement la discussion quand elle menaçait de tarir.

Nous avons dit que la princesse de Clèves n’était pas seulement une princesse vivant à la Cour, ayant les sentimens et parlant le langage de la Cour et assujettie à toutes les convenances de Cour ; mais qu’elle était encore une cartésienne. Que ses vues morales appartiennent à la philosophie cartésienne. Demandons-nous donc quelle morale a produite le haut spiritualisme de Descartes.

Vous souvient-il, dans le xiiie chant de la Jérusalem délivrée, de l’épisode de la forêt enchantée où Renaud, méprisant également monstres et nymphes, d’un coup de sa redoutable épée rompt tous les enchantemens ? La nature au moyen âge, comme dans l’antiquité, était une forêt enchantée ; on se la représentait pleine de forces occultes qui se manifestaient par les effets les plus bizarres ; on y soupçonnait la présence de puissances invisibles qui la remplissaient de terreurs, de séductions et de miracles, et l’esprit ne s’y aventurait pas sans trembler. Eh bien ! Descartes est le Renaud de la pensée qui désenchante la nature et la détruit de tous ses prestiges effrayans, ou séduisans. Pour Descartes, il n’y a que deux réalités dans ce monde ; la pensée qui est l’essence de l’âme et l’étendue qui est l’essence de tout ce qui n’est pas l’âme. Ainsi la nature est réduite à l’étendue et aux modifications de l’étendue, comme le mouvement. Depuis les astres qui accomplissent leurs révolutions dans l’éther jusqu’au