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bouts d’un cordon on fait mouvoir l’autre ; et tout ce mouvement se concentre sur une petite glande placée au milieu du cerveau, qui est le séjour plus particulier de l’âme. Ainsi la dernière et la plus prochaine cause des passions de l’âme, de la joie, de la tristesse, de l’espérance, du regret, du désir, de l’admiration, de l’amour ou de la haine, cette cause n’est autre que les agitations diverses dont les esprits animaux meuvent la petite glande qui est au milieu du cerveau… Et voilà comment Descartes désenchante la passion ! Il la réduit à un mécanisme comme la nature dont elle émane. Il la dépouille de ses prestiges, de sa sublimité, de sa poésie. Il lui arrache ses oripeaux et les foule aux pieds !

Et maintenant, ô vous, nos anciens amis, nos héros d’autrefois, vous dont nous avons admiré les exploits et les prouesses, héros et héroïnes de la Table Ronde, illustre Lancelot, Tristan, Iseult, noble et charmante Genièvre, vous qui montriez avec tant d’orgueil à l’univers la blessure dont vos cœurs étaient déchirés, vous qui vous plaisiez à diviniser vos sentimens et qui proclamiez la sainteté de leurs folies même et de leurs dérèglemens, venez demander à Descartes ce que c’est que la passion ! Et vos joies, vos tristesses, vos enivremens, il vous dira que ce sont là les mouvemens divers de vos esprits animaux. Ô profanation ! Ô Raison impitoyable !

Ce n’est pas que Descartes, d’accord avec les ascètes et l’ascétisme, condamne absolument et proscrive la passion. Les passions, dit-il, sont utiles en ce qu’elles fortifient et font durer dans l’âme des pensées qu’il est bon quelle conservent et qui pourraient sans cela en être facilement effacées. Les passions sont un élément, un principe, un aliment de la vie, et la vie est bonne. Mais si notre essence est la pensée, la pensée doit demeurer toujours supérieure à la passion, la conduire, la régler, en réprimer les excès et les intempérances. Les passions sont toutes bonnes de leur nature, mais il faut savoir s’en servir. Dès qu’elles sont insoumises, elles sont les plus dangereuses ennemies de notre bonheur et de notre sagesse.

Ici, il est bon de s’entendre. La volonté, selon Descartes, ne peut directement supprimer la passion. La passion étant en nous l’œuvre de la nature, et comme une opération machinale des petits esprits, ne dépend pas de nous d’être ou de n’être pas passionnés, d’être ou de n’être pas sensibles à la douleur,