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LA JEUNESSE ET LA FAMILLE D’ALFRED DE VIGNY.

de Malte, retirée au Maine-Giraud, en Angoumois, depuis les premiers jours de la Révolution. Son admiration n’a pas de bornes :


Je ne crois pas que jamais esprit plus vif, plus varié, plus gracieux, plus abondant, plus nourri d’une sève de sensibilité et d’une passion d’amitié mutuelle, sincère et chaleureuse, ait jamais créé, alimenté et soutenu pendant une absence de toute la vie une correspondance pareille à celle de ma mère et de sa sœur. Rien n’y était écrit pour la parade, l’éclat, le salon, la prétention, le public. Tout venait du fond de l’âme et des choses de la vie. Tout était senti, pensé de source originale et pure, exprimé dans la langue la plus facile, la plus limpide et la plus correcte, cette langue traditionnelle des meilleurs temps du grand monde.


De ces lettres incomparables qu’il dut, malgré lui, et pour obéir à ses « deux mères, » se résigner à brûler, il dit encore : « Après les avoir lues et relues souvent, je les ai regardées comme des modèles de bon goût, d’esprit et de grâce familière aussi bien que les plus célèbres de notre langue. » Et, pour donner à cet éloge tout son sens, il développe doctement un paradoxe sur les « écrivains involontaires, » dont Mme de Sévigné est un exemplaire accompli ; il s’étudie à définir, comme l’eût fait un Villemain, un Sainte-Beuve ou un Nisard, l’œuvre épistolaire de l’illustre marquise ; il conclut que, tout compte fait, Anne-Marie-Amélie de Vigny (née de Baraudin) et Marie-Élisabeth-Sophie de Baraudin, sa sœur aînée, furent des écrivains involontaires après Mme de Sévigné, pour les mêmes raisons et au même degré :


Combien d’autres correspondances qui m’ont été connues auraient pris place à côté de celle de la mère de Mme de Grignan, si elles eussent été trahies ! La passion, le malheur, les intimes détails de la vie et des affaires de famille, le choc des intérêts, les vulgaires calculs, les plaintes arrachées par la Terreur, par les tyrannies de famille, par les troubles domestiques, par ces mille souffrances intérieures dont l’aveu resserre les liens du cœur…, tout est obstacle à la publicité.


Ici encore, le témoignage de l’ami des Vigny et celui de leur fils peuvent différer de tendance et de ton : ils se complètent cependant et même, en s’opposant un peu, ils se confirment.

Quoiqu’il se soit surtout attaché à nous faire connaître ses parens par les traits de leur caractère et par le détail significatif de leur nature morale, Alfred de Vigny s’est, une fois ou deux, donné le plaisir d’évoquer devant nous leur silhouette ou leur visage. Il fait revivre, en quelques touches d’un pinceau