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LA JEUNESSE ET LA FAMILLE D’ALFRED DE VIGNY.

ter pour lui depuis le jour qu’il vint au monde. Elle donna, — il faut bien l’avouer, — à son éducation domestique un caractère de solennité presque auguste, dont le poète fut le seul à ne jamais apercevoir l’exagération dangereuse et l’étrange, l’enfantine, l’archaïque naïveté. Je ne rappellerai que par voie d’allusion tel trait singulièrement expressif, telle attitude inoubliable : le baiser silencieux, mystique, donné après la prière du soir aux fleurs de lys de la croix de Saint-Louis, la dissertation parlée sur les origines de la noblesse avec l’application aussi bizarre qu’ambitieuse de cette parole d’Andromaque : « Il est du sang d’Hector, » à l’héritier des Baraudin et des Vigny, et ces amplifications démesurées sur la noblesse ou la richesse des aïeux, sur leurs hauts faits militaires, sur leurs exploits de grands chasseurs, sur leurs équipages de chiens, rivaux, un jour, de ceux du Roi.

Le père, la mère, la tante enivrèrent l’enfant, — et plus tard le jeune homme même, — de récits complaisans sur les fastes des deux maisons, de confidences glorieuses où la vérité, en quelque sorte obnubilée et toujours apprêtée, étendue, embellie s’environnait, comme à plaisir, d’une auréole de légende.

La mémoire d’Alfred de Vigny n’a rien à perdre à ce que l’on apporte ici des précisions. Malgré les parchemins royaux qui conféraient en 1572 pour la première fois au receveur des tailles François de Vigny, son trisaïeul, des lettres de noblesse, et quoiqu’il eût entre ses mains ce document qui ne laissait aucune place à l’équivoque, le vieux chevalier Léon de Vigny transmit avec gravité à son fils, alors âgé de dix-sept ans seulement, un titre de comte en attendant celui de marquis, hérité, disait-il, d’une branche aînée qui était entièrement morte. Alfred de Vigny se persuada sans effort que les origines chevaleresques de ses ancêtres « se perdaient dans la nuit des temps, » et il s’attacha aveuglément à cette prétention insoutenable.

D’autre part, au mépris du registre de l’état civil qui donne la date exacte de la mort de Didier de Baraudin, retiré chef d’escadre et décédé le 25 fructidor de l’an V, dans son logis, à soixante-quatorze ans, de maladie ou de vieillesse, la chanoinesse du Maine-Giraud se représenta toujours sous des couleurs beaucoup plus tragiques cette fin de son père, et le poète, instruit par elle, se fera l’éditeur de cette fausse tradition : le vieux marin, foudroyé par la douleur, par le saisissement, dans