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LA JEUNESSE ET LA FAMILLE D’ALFRED DE VIGNY.

son père mourant : « Rends ta mère heureuse, » et, donnant à ce vœu suprême une fausse interprétation, il se crut tenu d’abdiquer sa volonté propre devant celle de l’être sacré qui, selon l’expression biblique, l’avait enfanté dans la douleur.

Cette abdication ne fit le bonheur ni de l’un, ni de l’autre. Quelle union mélancolique que celle de ce poète aux sens subtils et à l’âme brûlante, accouplé pour toute la vie avec une étrangère réputée riche, mais sans beauté, sans grâce, sans esprit, qui ne lui donna point d’enfans, qui devint, de bonne heure, valétudinaire, qui le resta à peu près constamment pendant trente-cinq années, et qui ne fit jamais à l’écrivain, dont elle avait voulu porter le nom, la faveur d’apprendre, si peu que ce fût, la langue de ses ouvrages ! Le charme romanesque absent de son morne foyer, Alfred de Vigny eut la faiblesse de le chercher ailleurs, et ce ne fut pour lui, — qui ne l’a su ? qui ne l’a répété ? — qu’un accroissement de misères. Le vêtement d’orgueil dont il s’était enveloppé cachait à tout le monde l’amertume de sa déception. Mais un regard perçant et anxieux, un regard cruellement attristé, déchirait comme un trait de feu les voiles de son âme. « Le cœur maternel ne se trompe jamais ; le fruit de ses entrailles, l’enfant, ne peut rien cacher à celle qui l’a produit. »

À l’approche du printemps de 1833, — Alfred de Vigny avait alors trente-six ans et sa mère soixante-seize, — Mme  Léon de Vigny fut frappée de paralysie.

Cette raison si ferme, si lucide, demeura vacillante et par momens comme éclipsée. D’admirables vers, retrouvés il y a bientôt un demi-siècle dans les papiers d’Alfred de Vigny et publiés à la suite du Journal d’un poète, nous peignent cet état avec une émotion poignante :

 
Ah ! depuis que la mort effleura ses beaux yeux,
Son âme incessamment va de la terre aux cieux.
Elle vient quelquefois, surveillant sa parole,
Se poser sur sa lèvre, et tout d’un coup s’envole ;
Et moi, sur mes genoux, suppliant, abattu,
Je lui crie en pleurant : Belle âme, où donc es-tu ?
Si tu n’es pas ici, pourquoi me parle-t-elle
Avec l’amour profond de sa voix maternelle,
Pourquoi dit-elle encor ce qu’elle me disait,
Quand, toujours allumé, son cœur me conduisait,
Ineffable lueur qui marche, veille et brûle
Comme le feu sacré sur la tête d’Iule !