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L’ÉVOLUTION DES DÉPENSES PRIVÉES.

villain. Mais ces porcelaines si rares, et si chères lorsqu’elles sont authentiques, ceux-là mêmes qui les possèdent n’oseraient s’en servir pour boire ou pour manger. Ce sont des objets de vitrine dont le rôle actif est terminé. Pratiquement, les Français du xxe siècle mangent tous dans des assiettes à peu près pareilles de matière et d’aspect. Leur émail procure au prolétaire une jouissance positive de confortable, tandis que les privilégiés n’ont plus à cet égard qu’un agrément assez artificiel de vanité.

IV

Nulle part ce phénomène n’est plus sensible que dans la verrerie. Non seulement le verre était connu de toute antiquité, non seulement les artistes de la Rome impériale le maniaient avec une souplesse merveilleuse, témoin le célèbre vase de Portland ou la coupe de Novare, faite de deux pâtes engagées l’une dans l’autre, mais certains procédés du temps passé font le désespoir de nos maîtres actuels. Byzance et les Vénitiens avaient importé chez nous des produits aux formes sveltes, où l’or se mariait aux fleurs, aux médaillons, aux arabesques ; à leur imitation, des verriers de Montpellier et de Saint-Germain fabriquaient, dès la Renaissance, des pièces charmantes, dignes de rivaliser avec ces modèles ; pourtant la majorité des Français sous Louis XIV n’avaient encore ni verres à boire, ni bouteilles, ni miroirs, ni même des vitres. Paris possédait, à la fin du xviie siècle, une corporation de chassissiers qui garnissaient les fenêtres de carreaux en papier.

Les nations voisines n’étaient pas mieux pourvues que nous, et sans doute quelques-unes l’étaient moins. Un Anglais, de passage à Boulogne en 1763, note avec éloge que « le Français ne boit pas à une coupe où peut-être douze sales bouches ont bu avant lui, comme c’est la coutume en Angleterre ; chacun a son propre gobelet qu’il remplit à son gré de vin et d’eau… » Le dîner auquel il est fait ici allusion était donné par un bourgeois aisé, on y passait à la fin du repas des rince-bouche. Dès longtemps la communauté des verres était mal vue dans un certain monde ; « je ne bois pas volontiers en verre commun, » disait Montaigne. Mais, parmi le peuple, on n’avait de verres que lorsqu’on servait du vin ; pour l’eau, chacun buvait à même la cruche posée à l’extrémité de la table.