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choses malaisées, surtout quand il s’agit d’un peuple immense et millénaire et que ces changemens ont lieu pour ainsi dire du jour au lendemain. C’est cependant ce phénomène que nous voyons se produire en Chine, concurremment avec la mise en pratique des applications industrielles de nos découvertes scientifiques.

Jusqu’ici, le Chinois était resté un être de tradition totalement subordonné à sa famille et à ses ancêtres : le sentiment de la solidarité qui le rattache étroitement à la longue série de ceux qui l’ont précédé, l’amour filial, base fondamentale de la morale, l’obligation d’avoir toujours sous les yeux les bons exemples de ceux qui ne sont plus, l’attachement au sol natal, si vif qu’au moment d’émigrer le Chinois stipule que son corps sera inhumé dans la terre où reposent les siens, constituaient le fond et l’originalité de son caractère. Courbé depuis des siècles, par les rites, devant l’autorité gouvernementale aussi bien que familiale, il vivait dans une soumission passive et une inertie fataliste. L’opinion publique comptait peu. La Cour, les vice-rois et leur entourage étaient tout ; pourvu qu’ils ne pressurassent pas trop le pays, ils gouvernaient un peu à leur guise ; et ce système était conforme à la vieille croyance qui veut que le Fils du Ciel soit « le père et la mère » de ses sujets. Ces antiques doctrines, qui fondent le gouvernement chinois sur une base patriarcale, ont mal résisté à la poussée des idées nouvelles importées d’Occident et à la transformation des mœurs résultant du contact des Européens, de la rapidité des communications et de la diffusion de la presse. Un vif désir de savoir, un besoin irrésistible de ne plus se sentir enfermé dans les infranchissables murailles d’autrefois et de ‘se mêler à la vie universelle, s’est fait jour. Même, parmi les Chinois, ceux qui, attachés aux vieilles coutumes, avaient regardé en 1898 les réformes de Kang-You-Wéï comme trop précipitées, en réclament aujourd’hui de beaucoup plus radicales. Il y a quelques années, les lettrés, c’est-à-dire les diplômés qui attendent un emploi et qu’il ne faut pas confondre avec les mandarins, étaient imbus des seuls préceptes de Confucius ; ils étaient les plus fanatiques ennemis des étrangers qu’ils regardaient comme des agens de perversion des bonnes doctrines du confucianisme. Aujourd’hui, ce sont eux-mêmes qui s’élèvent contre la doctrine de Confucius sur laquelle repose toute la vieille morale chinoise, et qui attribuent à cette antique pédagogie tous les malheurs de la Chine. La diffusion de ces idées