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chemin très en pente, taillé en escalier, pavé de gros cailloux ronds et profondément raviné. A chaque pas, les sabots de nos chevaux patinent sur les cailloux. Arc-boutés sur leurs pieds de devant, ils laissent glisser tout à coup leur arrière-train, ou bien ils sautent, à l’improviste, une fondrière. C’est une danse de Saint-Guy perpétuelle, des heurts, des cahots, des saccades, de brusques écarts qui risquent de vous désarçonner : le tout aggravé par les ressauts d’une selle primitive et très dure.

Cette descente de Bethléem, qui me paraît interminable, est une torture si cuisante, que je n’ai pas le courage de me retourner pour regarder la ville. Pourtant, à mesure que nous nous rapprochons du fond de la vallée, elle surgit au regard, elle se déploie en croissant de lune sur le rebord abrupt de son rocher. Toute blanche, avec ses maisons semi-européennes et ses clochers chrétiens, elle apparaît comme un gros bourg provençal sur une crête des Alpilles. Les oliviers, les figuiers accrochés aux interstices des roches, les petits jardins en terrasses, qui dégringolent jusque dans le torrent que nous allons enjamber, le sol écorché et tourmenté contribuent à entretenir l’illusion d’un maigre paysage de notre Midi.

Cette illusion est de courte durée. Sitôt en bas du rocher de Bethléem, il faut en escalader un autre, puis un autre, et ainsi de suite pendant des heures : maintenant, c’est le véritable désert, mais un désert médiocre, sans horizon, sans grandeur, sans la nudité absolue qui donne un style si farouche aux régions sahariennes. Une série de mamelonnemens à peu près uniformes intercepte la vue de tous côtés. Et, de tous côtés aussi, s’élargit le déferlement des pierres. Le supplice de la lapidation reprend avec une cruauté plus raffinée. Elles sont féroces, ces pierres de Juda, — pointues comme des couteaux, déchiquetées comme des scies, spongieuses et tranchantes comme ces roches mari nés dont le travail du flot aiguise continuellement les arêtes. Il me semble que toute l’âme aride d’Israël est étalée devant moi. C’est dur, hostile et inexorable. Tantôt cela s’éparpille à la façon d’une grêle d’aérolithes. D’autres fois, cela se répand en nappes épaisses et compactes comme les scories solidifiées d’une coulée de lave. Nos chevaux, qui boitent en foulant ces pierres coupantes, s’exaspèrent, deviennent plus difficiles à tenir. Et la mer pétrée se déploie indéfiniment autour de nous » et l’on perd l’espoir d’en voir jamais la fin…