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pénombre, au pas balancé de son cheval. Nos porteurs sont bien loin en arrière. Avec un obscur sentiment d’oppression, je pousse mon cheval, pour rejoindre le moukre. Nous cheminons ainsi très longtemps, sans cesse à monter et à descendre. Les pierres ont à peu près disparu. Nous suivons des ravins que borde une piste frayée dans le sable. C’est un sable durci, comme cristallisé, où les pieds de nos bêtes se reposent, en s’appuyant sans enfoncer. Nous nous reposons aussi. Mais au supplice des pierres succède un ennui morne. Cette chevauchée dans le gris s’allonge, s’allonge démesurément. Mes yeux, comme médusés, s’attachent à deux grands trous noirs creusés dans la paroi d’une roche qui nous barre la route. On dirait deux prunelles pleines d’ombre qui regardent vers la plaine. Les deux prunelles béantes semblent reculer à mesure que nous avançons. Pourtant Bir-Allah doit être proche, si les horaires des guides sont exacts !

J’interroge le moukre qui me répond par des promesses vagues. Nous avons dépassé la roche au mauvais regard fascinateur, nous recommençons à piétiner dans le sable, et Bir-Allah, le puits miraculeux, près duquel nous devons dormir, n’apparaît toujours pas !


Soudain, un bruit de pas précipités, des clameurs gutturales. Abdallah, jusqu’alors invisible, vient de surgir avec un compagnon inconnu. Il gesticule encore plus tragiquement que tout à l’heure, en apostrophant notre moukre. Mimique désespérée de celui-ci : il paraît que le puits de Bir-Allah est tari ! Il faut aller plus loin, si nous voulons abreuver nos bêtes ! C’est un véritable désastre ! On discute, on finit par se mettre d’accord pour faire un crochet, qui ne nous éloignera pas trop de la Mer Morte. Et nous continuons notre marche dans la nuit.

Heureusement que le ciel est admirablement pur et que la lune nous éclaire : un cerne mince et diaphane, comme le fragment d’un anneau de cristal brisé. Dans la pénombre lumineuse, on distingue jusqu’aux cailloux de la piste. Les ombres de nos chevaux se découpent en masses violettes sur la blancheur lunaire des terrains. Elles se mêlent parfois à l’ombre agile et bondissante d’Abdallah, qui a pris la tête de la colonne. Je devine bientôt pourquoi.