Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/617

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du tout est confuse. Et qu’est-ce que ces pensées confuses ? C’est ce qu’on appelle vulgairement des sentimens. Sentir, c’est penser confusément ; et c’est pour cette raison que nous avons souvent tant de peine à exprimer ce que nous sentons. Car pour l’exprimer, il faudrait le penser nettement et le propre du sentiment est d’être confus.

Telles sont les prémisses de cette philosophie du sentiment qu’a adoptée et prêchée Rousseau. Pour lui, l’homme n’est complet que par le sentiment, parce qu’alors il est au centre de la sphère et que tout aboutit à lui. Ainsi, selon lui, le sentiment est supérieur à la fois et à nos sensations et à nos idées. Nos sensations nous mettent en rapport avec les particularités des détails des choses ; l’homme qui se livre à ses sensations sort de lui-même pour percevoir des goûts, des saveurs, des couleurs, des sons. L’homme de sentiment au contraire transforme ses sensations en sentimens ; c’est-à-dire qu’il les fait arriver jusqu’à son cœur qui reflète confusément les couleurs des choses, s’imprègne de leurs parfums, réfléchit leurs formes, s’éclaire ou s’obscurcit avec elles, répète tous les accidens de la vie universelle. Et, d’autre part, nos idées ne sont pas à nous ; ce sont des objets que nous distinguons de nous-mêmes, des étrangers. Dieu, quand nous le pensons, est un étranger pour nous et en même temps, comme il est infini, notre pensée est impuissante à l’épuiser, elle n’en peut saisir à la fois qu’une face, qu’un des rapports qu’il entretient avec le monde, qu’un des attributs. C’est dans notre cœur seul que nous pouvons, pour ainsi dire, rassembler la divinité tout entière dans un sentiment confus et mystérieux, et, en même temps nous sentons alors véritablement Dieu en nous, il se mêle à notre vie, il la remplit de sa présence, et Rousseau vante la dévotion de cette pauvre femme dont toutes les prières se résumaient en une seule exclamation partie du cœur.

Voilà donc ce qu’est l’homme sensible. C’est celui qui transforme habituellement toutes ses idées et toutes ses sensations en sentimens ; qui met un peu de son âme dans ses sensations, un peu de son cœur dans ses idées. C’est celui qui est dans un rapport de sympathie continuelle avec tous les êtres et que rien ne laisse indifférent, parce que tout parle à son cœur. Et l’homme le plus parfait est l’homme le plus sensible, c’est-à-dire celui qui possède au plus haut degré cette