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d’être le plus éloquent des sophistes. Ce mot d’un ennemi est-il juste ? Est-il permis de considérer Rousseau comme un sophiste ? Je réponds que non, et je m’en rapporte là-dessus à ce que je disais plus haut, à ce que je tâcherai de prouver, à savoir que la Nouvelle Héloïse est la philosophie du sentiment éloquemment réfutée par elle-même. Un sophiste est un homme qui joue avec ses idées sans que jamais ses idées l’embarrassent, il en fait ce qu’il veut, il n’en sent pas le poids, pas plus que le jongleur ne sent celui des billes creuses qu’il manie au grand ébahissement des badauds. Un sophiste est un esprit frivole qui met toute son habileté, son industrie, son amour-propre, à soutenir le pour et le contre sur toutes les questions sans avoir l’air de se contredire. Or les contradictions de la vie et de la pensée de Rousseau sont patentes ; elles se révèlent aux yeux les moins clairvoyans ; il n’est pas besoin de génie pour découvrir et démontrer que Rousseau a passé son existence à se contredire. Autrement, qu’il y aurait d’hommes de génie en ce monde ! Etrange sophiste, bien maladroit, que celui qui se dément sans le vouloir ! Ces contradictions de Rousseau ont été pour lui une souffrance, et le sentiment douloureux qu’elles lui causaient est entré pour quelque chose dans son hypocondrie ; car l’homme dont Jean-Jacques a eu le plus à se plaindre dans ce monde, c’est Jean-Jacques lui-même. Et cependant Jean-Jacques serait moins grand, s’il ne s’était contredit si souvent ; car ses contradictions involontaires sont comme une fatalité, comme les souffrances mêmes de sa vie, et cette fatalité, je crois en pouvoir définir la cause en un mot : son génie était plus grand que sa pensée.

Permettez-moi de m’expliquer. Car là est, selon moi, tout le secret du jugement équitable que la critique doit prononcer sur la Nouvelle Héloïse.

Rousseau était sans contredit une forte intelligence, mais non une de ces intelligences étendues qui s’élèvent aux vrais principes et de cette hauteur embrassent de vastes horizons. Comme pure intelligence, comme spéculatif, Rousseau était loin d’égaler plusieurs de ses contemporains, Montesquieu et Buffon, par exemple, pour ne pas parler de Lessing et de Kant. C’est le plus abstrait des grands esprits, et l’abstraction est l’ennemie mortelle de la vraie philosophie. Les esprits abstraits ne saisissent jamais une vérité tout entière, mais une moitié, une