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j’osais vanter la bonté de Rousseau, il s’élèverait de l’asile des Enfans trouvés une voix qui étoufferait la mienne. Et surtout, que répondrais-je à l’ombre mélancolique de sa bienfaitrice, à l’ombre de cette femme qui avait tant fait pour lui, et dont il a étalé au grand jour, dans ses Confessions, les faiblesses, les fautes et l’avilissement, et qu’il a vouée impitoyablement à l’immortalité du mépris ? La bonté de Rousseau, j’en pense ce qu’avait le droit d’en penser le patriarche de Ferney.

Non, quand je parle de son cœur plus grand que sa pensée, c’est de sa faculté de sentir que j’entends parler ; et entre la sensibilité et l’héroïsme de la bonté, la distance est grande. De même qu’en revanche on peut être le meilleur des hommes et n’avoir pas cette sensibilité qui, accompagnée d’une imagination de feu, a fait de Rousseau un des plus grands écrivains qu’ait possédés la France. Cette sensibilité que j’essayais de peindre, était en lui comme un foyer de vie intense, et c’est à ce foyer qu’il rappelle incessamment ses pensées pour leur communiquer un ardent souffle de vie. Les idées sont des ombres froides, inertes, inanimées ; pour que les choses vivent en lui, il faut que Rousseau les sente, c’est dans son cœur qu’elles reprennent vie et qu’elles parlent. Rousseau a eu le génie du sentiment ; il a eu le génie de ce que nous appelions les petites perceptions qui, selon l’expression de Leibnitz, enveloppent l’infini. Et c’est ce génie du sentiment qui a fait sa puissante originalité comme écrivain.

Au XVIIe siècle, c’était tour à tour la raison ou la passion qui écrivait. Rousseau a créé le style du sentiment, le style de la rêverie dont il a atteint la perfection dans ses Confessions et dans les Rêveries d’un solitaire. Ce style nous transporte dans l’état d’esprit de l’écrivain, il nous fait sentir plus que penser, il éveille en nous des sensations et des idées aussitôt transformées en sentimens ; il nous fait rêver, et il en sort comme un parfum qui nous exalte et nous enivre.

Mais le sentiment n’est pas un guide sûr, infaillible. Il n’a rien de fixe, de constant. Tantôt comme une Pythie il prononce des oracles inspirés, tantôt il se tait et nul ne peut dire quand il rompra le silence. Les petites perceptions nous échauffent, nous agitent, nous procurent des joies et des mélancolies sans nom. Mais elles n’éclairent pas notre esprit, et quand Rousseau cesse de sentir et de rêver et qu’il recommence à penser, après