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entrouverte. Nous savons qu’elle a les cheveux rapprochés des tempes, que sur ses tempes deux ou trois petites veines dessinent des rameaux de pourpre, qu’elle a une tache presque imperceptible sous l’œil droit et une petite cicatrice sous la lèvre, que ses sourcils sont plus châtains et ses cheveux plus cendrés, que le bas de son visage n’est pas exactement ovale et qu’une légère sinuosité, séparant le menton des joues, rend leur contour moins régulier et plus gracieux. En vérité, j’ai vu Julie, je lui ai parlé, je reconnaîtrais entre mille le son de sa voix, elle a une façon de tourner la tête qui n’est qu’à elle. Je l’aime et je la revois souvent encore. Mais c’est pour moi, malgré son charme, malgré son angélique sourire, une mélancolique apparition. Je dirai, tout à l’heure, pourquoi.

Julie représente donc la résipiscence d’un cœur un instant égaré qui se purifie, s’ennoblit et se transforme. Julie est un cœur sensible qui a la sagesse de son état ; elle a la sagesse qui est à l’usage des cœurs sensibles ; elle professe et pratique ce que Rousseau appelle la morale sensitive. En quoi se résume cette morale ? L’excès de sensibilité est une douleur et un danger : une douleur, parce qu’une succession trop rapide de sentimens trop vifs est une souffrance ; un danger, parce qu’à force de sentir, l’âme s’affaiblit, perd son ressort. Un excès de sensibilité est une cause de déperdition de forces, et la santé de l’âme en est menacée. Aussi, selon Rousseau, la sagesse du cœur sensible consiste à se créer des situations dans lesquelles le sentiment trouve à se répandre au dehors et à se tempérer lui-même en devenant un principe d’action. Transformer des sentimens en actions, sentir en agissant, agir en sentant, voilà ce qui est nécessaire à un cœur sensible pour empêcher que sa sensibilité, renfermée au dedans de lui-même, ne le ronge, ne le tourmente. C’est à ce prix qu’il se portera bien.

Telle est la sagesse de Julie. Elle s’est créé une sphère d’activité où elle dépense le trop-plein de cette sensibilité qui, repliée sur elle-même, se dévorerait. Et d’abord, Mme de Wolmar est mère de famille, elle aime tendrement ses enfans, et s’occuper d’eux est la grande affaire de sa vie. Dans l’éducation qu’elle leur donne et qui repose sur les grands et sages principes de l’Émile, sa sensibilité ne lui est pas inutile ; car n’est-ce pas par le sentiment que nous pouvons comprendre l’enfant, cet être de sentiment ? Aussi est-ce au XVIIIe siècle, et grâce surtout à Rousseau,