Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/633

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais Julie n’a pas seulement des enfans à élever, elle a une maison à gouverner. Elle répand sa sensibilité autour d’elle, elle l’emploie à faire des heureux ; car son cœur sensible est dans un rapport de sympathie avec tout ce qui l’entoure ; il devine les besoins, la situation, les désirs secrets de tous les êtres qui l’approchent. « Julie, dit Saint-Preux, jouit du bien qu’elle fait, et le voit profiter. Le bonheur qu’elle goûte se multiplie et s’étend autour d’elle. » Dans sa maison même, Julie entend admirablement la théorie du bonheur. « Le bonheur ! s’écriait un jour le révolutionnaire Saint-Just, le bonheur est une idée neuve en Europe. » Il est à tout le moins certains bonheurs qu’ont inventés l’hypocondre Jean-Jacques et Julie son élève. « Julie aime les plaisirs, elle les recherche, elle ne s’en refuse aucun, mais ce sont les plaisirs de Julie. Elle ne néglige ni ses propres commodités, ni celles des gens qui lui sont chers. Elle ne compte pour superflu rien de ce qui peut contribuer au bien-être d’une personne sensée, mais elle appelle ainsi tout ce qui ne sert qu’à briller aux yeux d’autrui. Elle aime le luxe de plaisir et de jouissance, elle fait fi du luxe de magnificence ou de vanité et s’applique à donner moins de lustre et d’éclat que d’élégance et de grâce aux choses. »

Les cœurs sensibles qui se sont fait une sagesse à leur usage ont un savant et ingénieux épicuréisme ; car les Epicuriens, trop calomniés, ont été les cœurs sensibles de l’antiquité. En véritable épicurienne, Julie ne renonce à aucunes jouissances, mais elle a une manière de les goûter qui ressemble à l’austérité de ceux qui se les refusent. L’art de jouir est pour elle l’art des privations, non de ces privations pénibles et douloureuses qui blessent la nature, mais des privations passagères et modérées qui servent d’assaisonnement au plaisir, en préviennent le dégoût et l’abus. Elle sait qu’aller toujours au-devant des désirs n’est pas l’art de les contenter, mais de les éteindre. Julie sait se refuser vingt fois une chose pour en jouir une. Il lui arrive de rompre une partie de plaisir pour en jouir doublement en la renouant.

Julie est gourmande, et tout le monde l’est autour d’elle ; par ses soins, on s’abstient journellement de certains mets qu’on réserve pour donner à quelque repas un air de fête. Ainsi le goût ne s’use point, tandis qu’un jour de satiété ôte un an de jouissance. L’âme ainsi ménagée conserve son ressort, elle