Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/634

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

savoure avec délices des plaisirs d’enfant qui seraient insipides à d’autres. Car voici le point, Rousseau, qui a si bien compris l’enfance, veut la perpétuer, il veut que l’homme reste à certains égards enfant jusqu’à sa mort. L’enfance seule est capable de goûter les petits bonheurs. Rousseau plaint du fond de l’âme l’homme qui a perdu la faculté d’en jouir, car les petits bonheurs sont peut-être les plus réels de tous. Les petits bonheurs ! C’est Rousseau qui les a inventés, de même qu’il a inventé les joies de la mélancolie et de la rêverie. Les petits bonheurs ! Rousseau les a tous connus, depuis les délices de l’herborisation solitaire au sein des bois, jusqu’à ces plaisirs multiples qu’il résume par ce mot éloquent : la liberté du cabaret.

Rousseau a idéalisé la sensation, il l’a ennoblie en la forçant à se tourner en sentiment. Qu’est-ce que les petits bonheurs ? Des sensations où le sentiment se mêle, et qui lui servent de pâture. Et c’est ainsi que Rousseau a inventé le bonheur à bon marché, et qu’il a appris à la vie certains sourires qu’elle ignorait avant lui. Julie suit en cela toutes ses leçons. Parlerai-je des agréables surprises qu’elle ménage à ceux qu’elle aime, de son Elysée, des petits régals du gynécée, du salon d’Apollon où l’on n’entre que le cœur palpitant d’émotion… ? Ah ! je craindrais de m’oublier parmi ces enfantillages auxquels son sentiment et sa sagesse savent donner tant de charme.

Et Julie est heureuse au milieu de tous les soins qu’elle prend pour le bonheur d’autrui. Mais son bonheur est un bonheur réfléchi ; il lui est renvoyé par tout ce qui l’entoure ; la joie qui brille sur le front de son mari, de ses enfans, de ses proches, se reflète sur le sien et le fait rayonner. Julie répand autour d’elle le bonheur et le reçoit de ceux à qui elle le donne. Aussi n’a-t-elle jamais de plaisirs qu’elle soit seule à goûter. Elle est par exemple un peu coquette, et sans cela, Julie serait-elle vraiment femme ? Rousseau l’a dit : l’un des premiers devoirs de la femme est de chercher à plaire ; toute la question est de savoir si c’est à l’honnête homme ou au fat qu’elle veut plaire. Mais, dans sa coquetterie même, Julie pense aux autres plus qu’à elle. Elle passe souvent de l’élégance à la simplicité, de la simplicité à l’élégance : « elle use du talent naturel aux femmes de changer quelquefois nos sentimens et nos idées par un ajustement différent, par une coiffure d’une autre forme,