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c’est-à-dire un malade qui se glorifie des blessures de son cœur, qui se plaît à les considérer et qui serait désolé qu’on les pansât, parce que sa souffrance fait son génie.

Ce Saint-Preux a fait lignée, il a une glorieuse descendance, — car Rousseau est le patriarche de la poésie moderne. — Saint-Preux eut une foule d’enfans et de petits-enfans, et parmi eux il en est de célèbres qui ont fait sensation dans le monde. De Saint-Preux descend toute la race des mélancoliques, des rêveurs, des solitaires, des malades qui chérissent leur mal, les Werther, les Obermann, les Faust, les Manfred, les René, tous ces êtres qui portent un nuage au front et une blessure au cœur et qui racontent à l’univers leur douleur dans un langage magnifique !

Et puisqu’il faut tout dire, de Saint-Preux est sortie aussi une famille d’imitateurs ridicules de ses faits et de ses dires, tous les mélancoliques qui n’ont pas besoin de consolation, tous ces larmoyeurs qui tirent des soupirs de leurs talons et qui essuient avec pompe les larmes qu’ils ne versent pas ; du cœur sensible sont issus la sentimentalité, la sensiblerie, la pleurnicherie, l’admiration frénétique des couchers de soleil, le goût des apostrophes et des prosopopées, et tant d’idylles éplorées dont un voltairien disait qu’elles sentaient la nature à crever ; et cette autre race de petits déclamateurs qu’une femme d’esprit accusait de mettre de l’empois à tous les chiffons.

Avoir des imitateurs ridicules, c’est l’inévitable rançon du génie. Mais Saint-Preux, mais Rousseau a eu aussi des disciples terribles qui ont épouvanté la terre. Je les ai déjà nommés. Ce sont les Jacobins, lesquels ont usé et abusé de son nom et de ses idées. Ce n’est pas seulement de l’idéal politique de Rousseau qu’avaient hérité les Jacobins ; ils avaient hérité aussi de son intolérance ; car, dans le siècle qui le premier prêcha la tolérance, Rousseau fut le plus intolérant des hommes.

On a parlé souvent de sa vanité ; on prétend même quelquefois qu’il est devenu fou de vanité. C’est, selon moi, le bien peu connaître. La marque la plus certaine de la vanité littéraire, c’est la jalousie. Et jamais Rousseau n’a jalousé le talent de personne ; il a même rendu hommage en plus d’une rencontre au génie des hommes qu’il aimait le moins. Son orgueil avait une tout autre nature. Son cœur lui était sacré ; ses sentimens étaient une sorte de religion dont il se faisait le prophète et