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Son inquiétude ne la trompe pas : autour d’elle, une trame se noue. Des fils invisibles l’ont enveloppée soudain ; elle est arrêtée et ramenée du ciel sur la terre, en plein vol. Hier, justifiée, heureuse, « à l’honneur » sur les marches de l’autel, dans la cérémonie du sacre ; aujourd’hui, négligée, discutée. Le Roi lui-même, son « gentil Dauphin, » si bon, si pitoyable pourtant, se dérobe, tourne le dos ; il tourne le dos à sa propre fortune, aux saints, à Dieu. Elle n’est plus l’envoyée, « l’ange, » mais une femme gênante, exagérant ses succès, n’écoutant personne, entêtée, glorieuse en habits et en conduite. Elle n’a plus que des défauts. Autour d’elle, elle surprend le doute, le ricanement, les haussemens d’épaules. La Cour, après l’avoir laissée sans appui, sans soutien à l’attaque de Paris, l’éloigné des armées, la traîne inutile dans les châteaux de la Loire, jusqu’au jour où, d’elle-même, et contre la volonté de tous, par une vue extraordinairement juste de l’importance du siège de Compiègne, elle se décide à partir au secours de cette place, et succombe.

Que s’est-il passé ?

On ne sait si Jeanne a eu la connaissance ou la révélation des machinations qui l’ont peu à peu poussée au bûcher. Elle n’a rien dit, rien laissé paraître. Au procès, quand elle parle de tout et de tous avec une si claire franchise, elle ne cesse de ménager, d’une volonté évidente, le Roi, la Cour, les conseils du Roi, tout ce qui reste, pour elle, jusqu’au bout, la cause, c’est-à-dire la France. Pas un reproche, pas une allusion, pas une réticence ; elle se jette, avec sa fougue ordinaire, contre la moindre insinuation pouvant. porter atteinte à la dignité du Roi ; jusqu’à la dernière minute, elle le couvre de ses déclarations loyales ; elle veille sur lui avec une tendresse et une indulgence maternelles ; elle répond de lui jusque sur le bûcher et devant l’histoire.

Aussi l’histoire a hésité longtemps. D’ailleurs, les précautions étaient prises. Tout était trouble et caché ; ceux qui avaient mené l’intrigue en avaient soigneusement effacé les traces. Aux affaires qui touchent l’âme des peuples, il faut des siècles pour que la vérité perce.

La vérité a percé ; on y voit clair aujourd’hui et, s’il reste encore quelques obscurités, il est possible, cependant, de reconstituer l’enchaînement des faits de politique, des faits de