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honteuses d’elles-mêmes, dont on ne savait jamais si elles allaient s’assouvir en de nouvelles tueries ou se fondre en une subite embrassade. Tous ces gens, parens et amis, se disputaient non pas tant le pouvoir, l’influence, non pas tant l’influence, le profit. Ils soulevaient le peuple en l’attendrissant sur ses misères qu’ils aggravaient. Cependant l’ennemi, le conquérant étranger gagnait et, se glissant entre les partis, faisait sa main et parfois, tant les souffrances étaient grandes, se voyait appelé et accueilli comme un sauveur[1].

L’histoire, qui domine les événemens, sait que, dans cet étrange bouillonnement, de grandes œuvres s’accomplissaient : formation des premières nationalités européennes, affaissement du système féodal, éviction des maisons apanagères, essai d’un premier équilibre européen. Mais les contemporains, qui subissaient la rafale sans deviner la germination, s’abandonnaient au caprice de la tempêté qui les roulait dans son tourbillon.

Rien n’était fixe, tout était en perpétuel changement ; et tel fut, précisément, l’un des traits caractéristiques de ce Charles VII, si éminemment fils de son temps : « Moult de condition muable, » dit Chastellain ; et encore : « Aucuns vices soustenoit ; souverainement trois : muableté, diffidence et, au plus sûr et le plus, c’étoit envie pour le tierce. »

Dans la famille royale, à la Cour, dans les partis, une même mobilité inquiète, une fuyante fluidité précipitent sans cesse, les unes sur les autres, les vagues d’une agitation vagabonde. Pas une parole sûre, pas un serment loyal ; des regards gauches, une fidélité truquée, à double et à triple fond. Pas de chambre qui n’ait sa porte de derrière et son escalier dérobé ; pas de château qui n’ait ses souterrains perdus et ses oubliettes. Jeu de cache-cache alternant avec un jeu de balançoire. La morale en patenôtres et la religion en amulettes : pour les particuliers acquérir, pour les princes conquérir, c’est tout. Louis XI sera le héros du système ; Machiavel en écrira le bréviaire.

  1. Voyez le tableau si complet, si émouvant de ces guerres fragmentées, localisées, émiettées à l’infini, dans les articles que M. G. Lefèvre-Pontalis a publiés dans la Revue de l’École des Charles (années 1893 et suiv.). Il cite le texte si expressif de Monstrelet : « Quarante ou cinquante paysans, une fois plus, une autre fois moins, armés et habillés de vieux haubergeons, Jacques, vieilles haches et demi-lances où il y avoit massues au bout, à tout lesquels s’en alloient les uns sur méchans chevaux ou jumens, les autres à pied embûcher les bois où se tenoient les Anglais… » Dans le parti contraire, les choses sont les mêmes, un peu moins hagardes, peut-être, parce que moins spontanées. Année 1894 (p. 279).