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Les Russes ont enfin compris que si jamais Constantinople et Pétersbourg se trouvaient un jour réunies dans les mêmes mains, elles ne sauraient y demeurer[1], que les Slaves des Balkans sont résolus à ne travailler que pour eux-mêmes et qu’ils ne resteront les amis de la Russie qu’autant que ses sympathies seront désintéressées et sa protection exempte de toute arrière-pensée de domination. L’exemple de la Bulgarie a servi à le démontrer. C’est une politique d’influence, de patronage des Slaves, non plus d’expansion directe que, depuis la guerre de Mandchourie et la révolution turque, la Russie se dispose à adopter.

L’Autriche, à la veille d’entrer dans une ère de transformation et de réorganisation intérieure, poursuit, dans les Balkans, une politique de liquidation. C’est du moins ce qu’a affirmé à plusieurs reprises le comte d’Æhrenthal au moment où il annexait la Bosnie et l’Herzégovine et où, comme contre-partie, il renonçait aux droits que le traité de Berlin donne à l’Autriche sur le sandjak de Novi-Bazar. Il a laissé entendre que, par cet acte significatif, il marquait la limite méridionale que l’expansion autrichienne ne chercherait pas à dépasser. Il a témoigné ainsi d’une compréhension très élevée de la situation réelle et des vrais intérêts de l’Empire : pousser plus loin sa pointe vers le Sud dans la direction de Salonique, s’immiscer dans les querelles de nationalité qui agitent la Macédoine, assumer de lourdes charges pour un profit illusoire, ce serait, pour

  1. Il est curieux de trouver déjà cette vérité exprimée, des 1830, dans cette lettre du comte de Nesselrode au Grand-Duc Constantin.
    « Saint-Pétersbourg, 12 février 1830.
    « Le but de nos relations avec la Turquie est celui que nous nous sommes proposé par le traité d’Andrinople lui-même et par le rétablissement de la paix avec le Grand-Seigneur. Il ne tenait qu’à nos armées de marcher sur Constantinople et de renverser l’empire turc. Aucune puissance ne s’y serait opposée, aucun danger immédiat ne nous aurait menacés, si nous avions porté le dernier coup à la monarchie ottomane en Europe. Mais, dans l’opinion de l’Empereur, cette monarchie, réduite à n’exister que sous la protection de la Russie et à n’exécuter désormais que ses désirs, convenait mieux à nos intérêts politiques et commerciaux, que toute combinaison nouvelle qui nous aurait forcés soit à trop étendre nos domaines par des conquêtes, soit à substituer à l’empire ottoman des États qui n’auraient pas tardé à rivaliser avec nous de puissance, de civilisation, d’industrie et de richesse ; c’est sur ce principe de S. M. I. que se règlent aujourd’hui nos rapports avec le Divan. »
    (Citée par Emile de Girardin, Solutions de la Question d’Orient. Paris, Librairie nouvelle, novembre 1853.)