Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/859

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

y prend du thé, on s’y étend sur de bons sophas, on y cause avec des gens d’esprit, on se permet d’y rire de certaines actrices, et l’on y voit assez rarement des acteurs. »

Gustave Planche, qui s’était pris d’un grand amour pour Dorval, -crut le lui prouver en cassant deux dents à un quidam qui se permettait de médire du talent et des charmes de l’idole ; là-dessus il envoie à celle-ci les deux incisives. Hélas ! elle se contenta de le remercier par ce billet : « J’ai reçu les deux dents de cet impertinent ; merci ! Mais il doit en avoir d’autres, envoyez-m’en encore. J’ai des motifs pour désirer un râtelier complet. » Elle le consolait en lui donnant des cachets de bains, nécessaires paraît-il, car Planche professait un culte très vague pour l’hydrothérapie ; on m’a conté qu’après son premier bain, il se présenta chez l’actrice, espérant sans doute la fléchir par cet acte de soumission, mais elle lui fit remarquer qu’il continuait d’avoir les mains peu propres, et les ongles en deuil. « Ah ! fit-il naïvement, c’est que j’ai lu tout le temps dans mon bain. »

Elle eut deux maris, croyait trouver en eux des protecteurs et c’est elle qui les protégea, souvent même les fit vivre. Le second mari, Merle, homme de beaucoup d’esprit, écrivit des pièces de théâtre, fut critique dramatique à la Quotidienne, puis à l’Union ; époux intermittent, son dévouement conjugal se bornait en général à soigner les succès de sa femme, tout en carillonnant un peu trop ceux de Rachel. Il était d’ailleurs doux, aimable, épicurien renforcé, délicieusement égoïste et, comme l’abbé Delille, se laissait aller au fil de la vie. Aussi bien sa beauté et son intelligence cultivée lui ménagèrent-elles de grands succès. Le jour de son mariage avec Dorval, il dit, après le diner, à Dumas qui avait été un des témoins : « Mon cher ami, reconduisez ma femme, moi je vais finir ma soirée au Théâtre-Français. » Dans une réunion des chefs du parti légitimiste, il lui arriva d’émettre un avis qui déplut au duc de *** : « Eh ! monsieur, dit avec hauteur celui-ci, vous parlez comme un homme de lettres. — Monsieur le duc, repartit Merle avec fierté, savez-vous bien ce que c’est qu’un homme de lettres ? C’est un homme qui, avec ceci (et il montra une plume), peut faire tomber votre tête ! » En sa qualité de légitimiste, il n’épargnait pas les épigrammes au gouvernement de Louis-Philippe, et à propos des caricatures qui donnaient à la figure du Roi l’air d’une poire, il disait ; « On a tort d’accuser les Parisiens d’être légers et