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de moi composée d’une quarantaine de coolies qui crient, se querellent et s’arrachent mes bagages, sous l’œil calme de la police népalaise et d’un cipaye de la résidence anglaise. Enfin, les kahars, — porteurs de palanquin, — qui se considèrent comme bien supérieurs aux porteurs de matériel, s’ébranlent ; huit sont affectés au portage de mon bearer, huit à celui de mon cuisinier ; cinq coolies se partagent les petits bagages et le panier de provisions, deux portent ma valise suspendue à un bâton aussi lourd qu’elle-même. Seize à vingt kahars sont affectés à mon palki qu’ils portent à quatre dans la plaine, se relayant toutes les deux, trois ou quatre minutes, sans jamais interrompre le trot ; couchée sous mes châles, de peur du froid qui me donnerait la fièvre tout comme les piqûres de moustiques, je tâche de me faire au mouvement rude de l’appareil. Tantôt sur un côté, tantôt sur l’autre, je dois encore veiller à ne pas déranger l’équilibre, et je ne change de position qu’au moment où les hommes, en se relayant, provoquent un arrêt presque imperceptible.

Nous menons un bruit d’enfer, tous les hommes crient, s’interpellent ; on nous regarde passer, et j’aperçois des lumières aux fenêtres des cases. La pleine lune s’est levée sur nos têtes et illumine les espaces découverts. Mes gens courent inlassablement, toute l’escouade les accompagne sur les flancs, et leurs élans me montrent mieux la rapidité de la marche ; mes porteurs scandent leur course d’un halètement rauque ; trois syllabes rudes lancées par un porteur d’arrière marquent la mesure qu’achève, en les répétant deux fois, un des kahars d’avant, et le rythme recommence sans cesse comme un gémissement. On se fait au mouvement, il finit même par bercer. Partis vers 7 heures et demie, les hommes ne s’arrêtent qu’à 11 heures, et la halte est d’environ une demi-heure. Toute la troupe alors, accroupie autour de moi, fume un affreux tabac qui m’empeste, parmi des lampes qui m’aveuglent. Aussi l’ai-je assez dit à l’arrêt et pendant la marche, quand le cooly-bati, le porteur du phare, me le mettait dans les yeux : « Bâti Djallo, bâti Djallo (lampe en avant) ! »

Malheureusement, à mesure que nous avancerons dans la nuit, les arrêts se multiplieront. Le soldat qui commande l’escouade est relevé trois fois, et, chaque fois, il faut bien mettre la main à la poche. Nouvel obstacle au sommeil. Soudain, je suis réveillée par un bruit d’eau effroyable, tandis qu’une troupe