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bleu » honoraire un peu de cette aisance naturelle et charmante que nous ont vantée, par exemple, tous les hôtes familiers des salons de Julie de Lespinasse, de Mme de Boufflers, ou de l’incomparable Mme Récamier.

Voici notamment cette « reine des Bas Bleus, » Mme Montagu, dont le beau portrait par Josué Reynolds nous rappelle étrangement le pastel fameux du musée de Genève où Liotard, vers la même date, nous a conservé la maigre, sèche, etpiquante image de Mme d’Épinay ! Celle-là, presque dès sa naissance, ne paraît pas avoir eu d’autre objet que de présider magnifiquement l’assemblée de tous les écrivains, artistes, ou savans anglais. Ses « déjeuners » réunissaient jusqu’à sept cents personnes ; et jamais peut-être aucune société « intellectuelle » n’a été accueillie dans des « salons » aussi somptueux que ceux de ses maisons de Hill Street et de Portman Square. C’est ainsi que cette dernière maison comprenait, autour d’une salle énorme soutenue par des colonnes de marbre vert et décorée de fresques par Angelica Kauffmann, une « Chambre de Cupidons, » où de petits Amours folâtraient sur les murs parmi des treillages fleuris de jasmins et de roses, une autre chambre entièrement tapissée de plumes d’oiseaux de toutes les espèces, un « salon chinois, » et d’autres pièces encore non moins « féeriques. » Je dois ajouter que la dame elle-même était, semble-t-il, infiniment plus instruite que les plus savantes de ses rivales françaises, et ne manquait pas d’esprit, à en juger par quelques-unes des innombrables lettres qu’elle nous a laissées. Son Essai sur Shakspeare, écrit pour défendre le poète anglais contre Voltaire, compense la médiocrité de son fond par un certain tour de phrase assez élégant, d’ailleurs visiblement imité de modèles français. Mais, avec tout cela, impossible d’éprouver le moindre élan de sympathie pour cette raisonnable et froide personne, toujours uniquement préoccupée de son rôle de patronne officielle des Muses, sans que nous devinions jamais sous son immuable sourire l’ombre d’une affection ni non plus d’une haine un peu passionnées, l’ombre d’un sentiment féminin ayant de quoi lui prêter, à nos yeux, une physionomie un peu individuelle.

Du moins son absence de personnalité l’empêche-t-elle de nous paraître fâcheusement ridicule, comme nous parait cette veuve de brasseur enrichi, Mme Thrale, qui, s’étant empressée d’épouser un jeune chanteur italien dont elle aurait pu être la mère, et désirant à toute force imposer l’amitié de son second mari à tous les amis du premier, a fini par entamer une lutte grotesque avec les anciens