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des traits caractéristiques de sa personne intime, aussi bien que de toute son œuvre en vers ou en prose.


Celle-là était, il est vrai, un « bas bleu » d’une valeur exceptionnelle, transportant jusque dans ses écrits, — d’ailleurs trop peu nombreux, — la simple et charmante originalité de son tempérament. On n’en saurait dire autant de ses rivales en célébrité, et, tout d’abord, de la fameuse Mme Chapone, dont les Lettres à sa Nièce sur l’Education des jeunes filles, après avoir nourri plusieurs générations de femmes anglaises, nous effareraient aujourd’hui par la platitude prétentieuse de leur style, si nous n’étions surtout révoltés, en les lisant, de la manière dont l’auteur y subordonne tous les détails de son programme pédagogique à l’exclusive préoccupation des « convenances » et de la « correction » mondaines, telles que les prescrivait l’idéal suranné de 1770. Mais combien on se tromperait à vouloir juger d’après leurs ouvrages les âmes de la plupart des « Bas Bleus » exhumés devant nous par Mme Wheeler, — ou plutôt, j’imagine, les âmes d’une multitude de « bas bleus » de tous les pays et de tous les temps !

Cette Mme Chapone, par exemple, qui dans ses Lettres à sa Nièce, poussait le souci des « convenances » jusqu’à tenir pour scandaleux et funeste le « mariage d’amour, » était au naturel, suivant sa propre définition, une petite femme « très laide, très gauche, et très peu soignée, » mais avec une indépendance d’allures et une courageuse liberté de sentimens les moins faites du monde pour répondre à l’image que nous suggérerait la lecture de ses livres. Dès sa jeunesse, s’étant liée d’une étroite amitié avec le fameux Richardson, — qui semble bien avoir conçu d’après elle le personnage de sa Clarisse Harlowe, — elle n’avait pas craint de reprocher à son ami la façon dont il avait imposé à la pauvre Clarisse l’obligation de suivre, en matière d’amour et de mariage, la volonté tyrannique de ses parens. « J’aurai certainement rêvé, écrivait-elle, — car je puis jurer l’avoir vu quelque part, — que ces mariages arrangés par les parens n’étaient trop souvent que de simples marchés : telle somme d’argent comptant en échange de telle quantité de terre, et ma fille ajoutée à l’affaire pour compléter la balance ! » Elle-même, peu de temps après, ayant rencontré chez Richardson un jeune avoué appelé Chapone, l’avait épousé, bien que ni lui ni elle n’eussent la moindre fortune ; et la mort de son mari, après dix mois de mariage, l’avait plongée dans un chagrin dont l’extrême violence ne laissait point de paraître indécente à bon nombre des lectrices