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quelquefois les gens d’esprit de vouloir briller : oh ! il n’était pas question de cela ici ; et, comme je l’ai déjà dit, si je n’avais pas eu un peu de goût naturel, un peu de sentiment, j’aurais pu m’y méprendre, et je ne me serais aperçue de rien.

« Mais à la fin, ce ton de conversation si excellent, si exquis, quoique si simple me frappa. Ils ne disaient rien que de juste et que de convenable, rien qui ne fût d’un commerce doux, facile et gai ; j’avais compris le monde tout autrement que je ne le voyais là… Je me l’étais figuré plein de petites règles frivoles et de petites finesses polies, plein de bagatelles graves et importantes, difficiles à apprendre, et qu’il fallait savoir sous peine d’être ridicule… Et point du tout, j’y sentis même une chose qui m’était fort commode, c’est que leur esprit suppléait aux tournures obscures et maladroites du mien. Ce que je disais imparfaitement, ils achevaient de le penser et de l’exprimer pour moi, sans qu’ils y prissent garde, et puis ils m’en donnaient tout l’honneur.

« Et moi qui m’imaginais qu’il y avait tant de mystère dans la politesse des gens du monde, et qui l’avais regardée comme une science qui m’était totalement inconnue, j’étais bien surprise de voir qu’il n’y avait rien de particulier dans la leur, mais seulement quelque chose de liant, d’obligeant et d’aimable. »

Cette bonne compagnie, telle que la décrit Marianne, était alors dans ses plus beaux jours ; c’est un idéal que peint notre sensitive. Idéal admirable et qu’il est beau d’avoir su réaliser, ne fût-ce qu’à de certains jours et par momens. Le reste du temps, faute de s’élever à ces hauteurs, on se contentait de ce qu’on appelait le bon ton, expression créée aussi au XVIIIe siècle. Le bon ton, dans le sens original du motet, tel que l’a défini Duclos, consistait à donner au bon sens un air de folie, à déguiser le sérieux de sa pensée sous un aimable enjouement, à voiler la raison quand on était obligé de la produire, avec autant de soin qu’autrefois on voilait une pensée libre. Mais pour que le bon ton eût tout son prix, il fallait avoir l’âme sensible et que, sous l’accent même du persiflage, le sentiment perçât, ou se laissât deviner. La plaisanterie traversée par des éclairs de sensibilité et de passion, où se mêle quelque chose qui vient de l’âme et du cœur : voilà ce qui faisait le bon ton achevé. Supposez la marquise de Rambouillet sortant de son tombeau en 1750 et pénétrant dans le salon de Mme Geoffrin. Quelle surprise