Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 58.djvu/161

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sombre enchantement. Les fermes écartées sont des Trappes où l’homme travaille comme s’il approfondissait sa fosse. Mais elles convoitent la douceur des liens ; elles soupirent après l’intimité féconde de la congrégation ; elles brûlent de s’unir et d’agir sous une règle souveraine qui les libérera de leurs incertitudes et qui les protégera de leurs égaremens. Qu’on leur persuade qu’en se pliant à cette règle, elles n’obéissent qu’à leur raison et que l’autorité acceptée par elles n’émane que d’elles, c’est une illusion dont le démenti éclate à chaque page de l’histoire des sectes. Leur chef vient-il à disparaître ? La plupart du temps, le cercle magnétique est rompu, les révélations particulières se taisent, la petite Église est veuve et cherche un autre époux. Le mystère d’initiation dont elle s’enveloppe excite dans ses membres le cruel orgueil d’appartenir à l’infime minorité des élus, mais cet orgueil est un des poisons dont l’humanité extrait parfois ses vertus les plus efficaces.

Sous l’action du prêcheur américain, nos Dalécarliens se sont donc groupés en confrérie. On a formé comme une petite société coopérative pour le salut des âmes ; et l’on a passé tout l’hiver « dans un jardin du ciel. » Mais dès que l’esprit suédois est sorti de la route encaissée des traditions, il prend du champ, et, avec son instinct d’oiseau migrateur, il frémit du désir de s’élancer dans l’inconnu. Rien ne me paraît aussi curieux que le passage ou, mieux, l’ascension, chez ces convertis raisonnables, de la foi pratique à l’extrême idéalisme. L’absence de l’apôtre, qui a dû retourner en Amérique, mais qui continue de diriger ses frères, les tient dans une sorte de fièvre et d’hallucination journalières. Lorsqu’une lettre leur arrivera, où ils seront invités à écouter en eux si Dieu leur ordonne de partir pour Jérusalem, « pour la sainte cité remplie de discordes, de misère et de maladie, » le vieil amour des aventures, qui leur a fait jadis semer des os suédois de la mer de Glace à la mer Ionienne, empruntera le verbe du Sinaï et leur déchirera le cœur d’une amère allégresse. Le combat sera rude ! Chez ‘quelques-uns, le paysan disputera âprement au Seigneur ses bois, sa vallée, ses champs fertiles, sa grande ferme. Là-bas, ni champs fertiles ni grande ferme ne les attendent ; « mais ils marcheront sur les chemins que Christ a foulés. » Là-bas, personne n’entendra leur langue ; « mais ils comprendront ce que les pierres de la Palestine disent du Sauveur. » Là-bas, on ne leur offrira ni