Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 58.djvu/245

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

yeux, de la pacification de l’Orient. Nous avons dit plus haut qu’un des points faibles, très faibles, de la thèse crétoise est que, si l’île a proclamé son annexion à la Grèce, celle-ci n’y a pas adhéré. Personne n’a le droit de rechercher quels sont les sentimens secrets de la Grèce, aussi longtemps qu’ils restent secrets et qu’aucun acte public ne vient à les manifester. On ne peut pas demander à la Grèce de n’être pas touchée de l’attachement que la Crète lui porte, ni de renoncer, pour un avenir indéterminé, à la réalisation des espérances et des désirs communs aux deux pays. Ce sont là des choses qui restent dans le domaine de la conscience, car les nations en ont une comme les individus. Mais, dans sa conduite extérieure, la Grèce observe en ce moment, à l’égard de la Porte, une. attitude strictement correcte, et il serait impossible de relever à sa charge un acte d’où naîtrait une responsabilité gouvernementale, ou même nationale, dont la Porte aurait le droit de tirer un grief légitime. La Grèce a éprouvé de cruelles déceptions ; elle s’en est vengée, avec imprudence à notre avis et avec injustice, contre son gouvernement, contre ses institutions, contre la dynastie elle-même ; toutefois, au milieu des convulsions les plus violentes, aucune de ses manifestations n’a pu porter ombrage à la Porte. Sachant fort bien que la guerre serait pour elle une épreuve extrêmement redoutable, elle n’a rien fait qui fût de nature à la provoquer. Aussi la Turquie ne la lui a-t-elle pas déclarée ; mais à défaut de la grande guerre, elle fait de la petite, comme si elle voulait irriter la Grèce, la provoquer et l’humilier. Il y a à Constantinople et dans toute une partie de la Turquie d’Asie une violente effervescence contre les Grecs, et sinon contre les personnes, au moins contre les marchandises qui sont boycottées avec acharnement. La Turquie a usé naguère du même procédé contre l’Autriche-Hongrie après l’annexion de l’Herzégovine et de la Bosnie ; mais elle avait à se plaindre de l’Autriche, tandis qu’elle n’a rien à reprocher à la Grèce. L’Autriche s’était annexé deux provinces sur lesquelles la Porte ne conservait qu’une souveraineté nominale, un peu comme celle qu’elle a sur la Crète ; la Grèce, au contraire, est restée impassible et muette devant les turbulentes démonstrations crétoises ; elle n’a pas dit un mot, elle n’a pas fait un geste pour consacrer l’annexion. Dès lors, elle a mérité que, pour le moins, on la laissât tranquille ; mais c’est ce dont le nationalisme ottoman ne s’embarrasse pas. Sentant son impuissance du côté de la Crète, il cherche ailleurs, qu’on nous passe le mot, une échine sur laquelle il puisse exercer sa mauvaise humeur. Cela n’est peut-être pas très digne d’un grand pays