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soubresauts fréquens, que la masse n’a pas pris son parti et que la terre tremble. S’il était nécessaire d’apporter une preuve décisive, parmi tant d’autres, il suffirait d’indiquer le soin avec lequel le Grand Conseil éliminait des armées anglaises tout ce qui n’était pas anglais, gallois, irlandais ou guyennois ; si, par la suite, faute d’hommes, cette règle reçut quelque tempérament, la proportion des Normands fut toujours extrêmement restreinte et, aux revues, méticuleusement surveillée[1].

Après l’échec devant Orléans, la domination devint plus inquiète et le joug plus lourd. La Pucelle, par son intervention victorieuse, ouvre l’ère des rigueurs dont elle fut bientôt la victime. Par un édit du 3 février 1431, mandement et défense sont faits à tous les sujets de la province, de quelque état qu’ils soient, « que nul ne soit si osé ou hardi, sous peine de la hart, de porter ni envoier couvertement ou en appert (en public) quelconques vivres à nos ennemis, soit pour apâtis (arrangemens) soit autrement. » Le sang se met à couler.

À cette même date (Jeanne d’Arc étant au château de Bouvreuil), il est fait prompte justice de plusieurs « traîtres, brigands et adversaires du Roi » qui sont prisonniers en ce même château ; le 4 avril, d’autres prisonniers « rebelles » y sont amenés des prisons d’Angers et ils auront, probablement, le même sort. Au même moment encore, l’exécuteur des hautes œuvres du bailliage de Gisors met à mort onze « brigands » sur la place de cette ville ; il va en exécuter d’autres à Vernon, lorsqu’il est surpris par un parti de Français. Enfin, pour clore ces horribles listes, quelques mois après la mort de Jeanne, sur cette même place du Vieux-Marché, le bourreau de Rouen, Geoffroy Therage (probablement le même qui avait mis le feu au bûcher de Jeanne d’Arc) exécuta ou fit exécuter cent quatre Français de la garnison de Beauvais, prisonniers de guerre et qui n’avaient commis d’autre crime que de défendre leur pays, « et estoit chose piteuse, dit le chroniqueur, pourtant favorable aux Anglais, à voir en si poy de heure, mourir tant de vaillans hommes et, par meure délibération, telle effusion de sang[2]. »

Rouen, au moment où Jeanne d’Arc arrive à ses portes, pue le meurtre et la trahison. C’est, si j’ose dire, une ville sans

  1. Beaurepaire, Recherches (p. 35), et Administration anglaise (p. 28).
  2. Voyez A. Sarrazin, le Bourreau de Jeanne d’Arc, d’après les documens inédits. Rouen, 1910, in-8.