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Cauchon avait suivi avec une inquiétude qu’il est facile de comprendre la venue et les triomphes incroyables de la Pucelle. A Reims, où il aimait à se retrouver, c’était lui qui avait porté le Saint-Sacrement à la Fête-Dieu, le 26 mai 1429, un mois avant que Charles VII n’y fît son entrée : il avait été, à proprement parler, chassé de sa ville natale par la Pucelle. Elle l’avait aussi chassé de sa ville épiscopale : « En l’an 1429, la ville de Beauvais se rendit au roi Charles VII, en laquelle le Duc de Bourgogne avoit mis pour évêque un docteur de Paris, nommé messire Pierre Cauchon, partial des Anglais le plus obstiné qui fut oncques : contre la volonté duquel les citoyens de Beauvais se donnèrent au Roi et fut ledict évêque contraint de se retirer vers le duc de Bedford[1]. »

Voilà une double fuite que le vindicatif évêque ne pardonnera pas. En poursuivant Jeanne d’Arc, il exécutera son mandat de « bon anglais, » mais il se satisfera aussi lui-même : double joie.

Il voudrait bien obtenir le siège archiépiscopal de Rouen, vacant par le transfert du cardinal de La Rochetaillée au siège de Besançon. Il se fait recommander avec insistance, en cour de Rome, par Bedford. On l’accable aussi, en ce moment, de sommes d’argent. On l’emploie à tous les services, hauts et bas. Il voyage, négocie, perçoit les impôts, palabre avec les chapitres, les cours de justice, les corporations, les Etats provinciaux, homme à tout faire, capable et digne de toutes les besognes. Dans le Conseil anglais, il est le bras droit de Winchester, comme il est, à Paris, le bras droit de Luxembourg. Il met le comble, en enlevant la Pucelle aux mains hésitantes du frère de celui-ci, Jean.

Il la tient. C’est lui qui va présider, maintenant, au procès de condamnation.

Ainsi se développe, dans un milieu favorable, la vie exemplaire de P. Cauchon, évêque. Elle est complète et sans fissure. Il suffit de la connaître pour avoir, par contraste, la mesure de ce qu’il y avait de grand, de pur, de généreux dans la mission de la vaillante fille qui lui était vouée[2].

  1. Belleforest, dans Sarrazin, Pierre Cauchon (p. 88).
  2. La suite de l’histoire de Cauchon prouve que trop d’habileté nuit. Le procès de Jeanne d’Arc, loin d’aider à sa carrière, la brisa. Il avait passé la mesure. Cauchon n’atteignit jamais ni les hauts emplois, ni cette grande fortune qu’il avait rêvés. Ayant manqué l’archevêché de Rouen, il dut se contenter de son transfert à l’évêché de Lisieux. Sa vie s’acheva à la solde de l’Angleterre. En 1435, il était envoyé comme représentant de cette puissance au Concile de Baie ; car il lut, comme la plupart de ses confrères au procès, Beaupère, Thomas de Courcelles, Loyseleur, Midy, Dacier, Evrard, un de ces fameux « conciliaires, » qui, après avoir mis en péril le royaume, mirent en péril la chrétienté. Il est à peu près le seul Français notable qui ait rompu, pour toujours, avec le pacte national. Il négocia encore pour l’Angleterre à la paix d’Arras et c’est son entêtement qui fit rompre les négociations pour la pacification générale sur le point d’aboutir. Ainsi, il rendit, sans le vouloir, certes, le plus grand service à la France ; car, la continuation de la guerre permit à Charles VII de reconquérir tout son royaume. — Il gouvernait Paris, avec Louis de Luxembourg, quand la ville se souleva, en 1436, contre la domination étrangère : ils furent chassés au milieu de la grande huée des Parisiens criant : « A la queue ! Au renard ! » On mit ses richesses au pillage. Il négociait, toujours avec cette fureur anti-française, en 1439, lors du rachat du duc d’Orléans. — Enfin, il alla passer les dernières années de sa vie, oublié et meurtri, dans son évêché de Lisieux. Il y employa ses loisirs et le fruit de ses peines à élever une chapelle en l’honneur de la Vierge, qui est un des plus exquis monumens de l’époque : car cet homme énergique et cruel avait, comme Louis XI, le goût fin et sûr. Il vit les armées françaises s’emparer de Louviers, d’Évreux et menacer Rouen ; mais il n’assista pas à la reprise de la Normandie par Charles Vil. Il mourut, le 14 décembre 1442, dans son manoir de Lisieux, comme on lui faisait la barbe. Il laissa une grande partie de sa fortune aux pauvres ou à des fondations pieuses. Son corps fut enterré honorablement dans l’église cathédrale. Sur sa tombe, en marbre noir, on voyait sa statue en marbre blanc, la mitre en tête et la crosse ù la main. D’après le dessin de Gaignières, la physionomie paraît dure et plate, les traits gros, le nez épaté, la bouche tombante, avec quelque chose de massif et de court dans le visage et dans l’allure. Il n’est pas nécessaire de connaître son histoire pour remarquer qu’il n’a pas l’air d’un bon homme. Les cendres de P. Cauchon furent dispersées en 1793.