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travaillé, comme il le répétait, bien au-delà de ce que nous pouvons croire. A côté de l’œuvre qu’il avait sur le chantier, il en a conçu d’autres que nous ignorons. Si absorbé qu’il fût par le travail du moment, il ne cessait pas de méditer, de lire, de critiquer ses lectures, de vagabonder par les chemins de la fantaisie. Ce labeur se résolvait en notes jetées, au fur et à mesure, dans des cahiers ou sur des feuilles volantes.

Reproduire tout le contenu de ces cahiers, — et tout d’un coup, — serait fatiguer inutilement l’attention du public et noyer ce qui est vraiment précieux ou curieux sous un flot d’écritures moins attrayantes. Quand le lecteur aura digéré ce qu’il y a d’intéressant pour tout le monde dans ces amas de feuillets jaunis, on pourra peut-être lui présenter, — par acquit de conscience et pour la beauté de la méthode, — ce qui n’offrait d’intérêt que pour Flaubert lui-même. Et puis, il faut bien laisser quelque chose à faire aux éditeurs de l’avenir.

Rien d’essentiel, je l’espère, ne sera sacrifié. En tout cas, j’ai pris la peine de parcourir ou de lire attentivement ce qui a été mis à ma disposition par la nièce de l’écrivain. Prochainement, j’étudierai l’œuvre inédite dans son ensemble, le Flaubert de la « vie cachée. » Pour l’instant, je voudrais simplement dépouiller ces modestes carnets, où, soit en cours de route, soit dans sa solitude de Croisset, il consignait diligemment le bilan de sa journée intellectuelle.


I

Ce grand analyseur avait la manie de s’ausculter l’âme : déjà sa Correspondance, — si incomplète, si mutilée, — nous l’aurait appris, au cas où ses romans ne nous en auraient pas fourni d’abord la preuve éclatante. Et non seulement il s’analysait, mais il notait les moindres ébranlemens de sa sensibilité, les idées qui lui venaient ou que lui suggéraient les livres des autres, les éclairs les plus fuyans de son imagination, — ou encore les paradoxes, les truculences verbales dont il aimait à étourdir ses interlocuteurs, ou à s’éblouir lui-même. Bien plus : il avait la manie de coucher par écrit de menus faits, des circonstances qui nous paraissent futiles, parce que le sentiment dans lequel il les a notés nous échappe. C’est que nul ne s’est évertué comme lui, selon l’expression de Schopenhauer, à « fixer la roue du temps. » Il ne veut rien perdre de sa substance. Il faut que, dans dix ans, dans quinze ans, lorsqu’il rouvrira son journal, tel mot, tel détail insignifiant pour d’autres, le remettent dans l’état d’âme où il était aujourd’hui et qu’il aperçoive son existence tout entière dans un perpétuel présent.

Il écrit, par exemple, en tête du manuscrit de Saint Antoine : « Commencé le lundi 24 février, à trois heures un quart, temps de soleil