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pénitent, etc. Autant et quelquefois au-delà de ce que son état pouvait comporter, humble et austère pour soi. » Là-dessus, on s’afflige : trop est trop ; le précepteur n’avait pas seulement dompté la fougue excessive de son royal élève, il avait chez lui brisé jusqu’aux ressorts de la volonté ; au lieu de préparer en lui le maître d’un grand peuple, il l’avait façonné à la servitude… Et il n’a pas manqué de hardis généralisateurs pour symboliser par cet exemple le résultat de toute éducation confiée à des prêtres. Le défaut de leur thèse, c’est que cette fameuse métamorphose n’a jamais eu de réalité que dans le cerveau d’un visionnaire. Le portrait que trace Saint-Simon d’un Duc de Bourgogne emporté par toutes les passions ne peut guère s’appliquer qu’à un jeune homme de dix-huit ans ; or, ce prince n’a que sept ans lorsque Fénelon devient son précepteur… Un beau raisonnement est une belle chose : les dates sont recueil. Mais le morceau de Saint-Simon est d’une touche si puissante ! Il a cet incomparable mérite d’art qui crée les légendes et qui leur assure la durée.

Suivons maintenant à travers l’œuvre de Fénelon ce courant qui annonce la sensiblerie, les utopies et les manies du XVIIIe siècle et qui ira se grossissant à travers le XIXe. M. Jules Lemaître l’aperçoit naître dès les premiers sermons que prononce Fénelon et dès les premières définitions qu’il donne de l’orateur sacré dans les Dialogues sur l’Eloquence. Ne reproche-t-il pas à Bourdaloue qu’il n’ait rien d’affectueux, de sensible ? « Oh ! la sensibilité ! et la nature ! que Fénelon en abusera ! Il en parlera presque autant que les philosophes du XVIIIe siècle. Et que de fois, malgré toute son élégance innée, il sera fade sous prétexte d’être sensible et de n’écouter que son cœur ! N’est-il pas curieux que la première partie de ce premier sermon (De la vocation des Gentils) avec son intempérance d’émotion et ses continuelles interjections et apostrophes, fasse déjà penser, en dépit de sa grâce, au style des hommes « sensibles » du siècle suivant, au style des romans de l’abbé Prévost, des drames de Diderot et de la Julie de Jean-Jacques, de ce Jean-Jacques que l’aristocrate Fénelon nous rappellera si souvent ? Tant ce prêtre pieux, qui sera dans les Maximes des Saints un pur mystique et dans les Tables de Chaulnes un prophète du passé, était cependant pénétré de l’esprit et de la sentimentalité du siècle futur ! » Le XVIIe siècle avait été persuadé que la raison, qui subordonne le particulier au général et l’individu à l’ensemble, doit dominer, régler, contenir et discipliner toutes les facultés. Le XVIIIe siècle va faire passer le commandement à la plus personnelle, la plus changeante, la plus capricieuse et la plus tyrannique des facultés : c’est la