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Qui chez nous descend quelquefois,
Blanche comme le clair de lune
Sur les glaciers sous les cieux froids…
Sphinx enterré par l’avalanche,
Gardien des glaciers étoilés,
Et qui, sous sa poitrine blanche,
Cache de blancs secrets gelés.
Sous la glace où calme il repose,
Oh ! qui pourra fondre ce cœur,
Oh ! qui pourra mettre un ton rose
Dans cette implacable blancheur !

Quant à Henri Heine, l’infatigable railleur, qu’elle ne connaissait pas avant sa maladie finale et qu’elle avait piqué par une curiosité un peu indiscrète sans doute, en insistant pour le visiter sur son lit de douleurs, il prétendit avoir eu sous les yeux non pas précisément une jolie femme, mais plutôt une beauté de proportions écrasantes, la « cathédrale du dieu Amour. » Il murmura même l’épithète malsonnante d’ « éléphant blanc, » bien qu’il ait chanté, lui aussi, dans son Romanzero l’éclat de cette carnation radieuse. « La cime neigeuse de l’Himalaya semblerait d’un gris cendre en son voisinage : le lys que sa main détache jaunit aussitôt par jalousie ou seulement par contraste. »

Enfin, dans sa lutte pour cette hégémonie sociale qui lui apparaissait comme une revanche contre la destinée, d’abord si cruelle à son printemps, Mme Kalergis se trouva pourvue d’un autre avantage plus exceptionnel encore : elle se révéla de bonne heure musicienne inspirée, presque géniale. Elle fut une pianiste célèbre et l’un des souvenirs d’enfance de sa fille était de l’avoir vue dans sa berline de poste, qui souvent parcourait l’Europe en tous sens, continuer, sur un clavier muet, ses exercices de doigté. Elle connut, sa vie durant, les plus éclatans triomphes du virtuose : consciente de sa valeur d’artiste, elle se refusait à jouer (ou même à laisser jouer ses amis), devant des profanes, exigeait de ses auditeurs le recueillement le plus absolu et disait volontiers pour l’obtenir, en faisant allusion à ses nombreuses amitiés souveraines : « Quand je suis au piano, les rois eux-mêmes se taisent ! » — Sa culture musicale devint à ce point raffinée qu’elle empruntait d’instinct à l’histoire de l’art des métaphores inattendues. Elle décrit par exemple à la comtesse Coudenhove une de ses amies, femme du