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monarques prussiens ne l’aveugle pas jusqu’à lui faire souhaiter pour eux la couronne impériale au prix des garanties constitutionnelles et parlementaires qu’elle juge indispensables au bien de la nation allemande. La reine Augusta, la fille du Weimar classique et l’élève de Gœthe, est d’ailleurs à peu près de son avis sur ce point : toutes deux s’animent donc réciproquement contre Bismarck à cette heure de doute anxieux et toutes deux déplorent « les injustices commises par le Roi en toute naïveté, parce qu’il croit à sa mission divine et à la sainteté de sa cause ! »

Un voyage en pays rhénan, berceau de sa famille, amène pourtant la comtesse à quelques réflexions moins germanophiles en 1867. « Plus on voit, dit-elle philosophiquement, les familles et les patries des autres, plus on devient indulgent pour les siennes ! » C’est à sa patrie polonaise qu’elle songe dans cette exclamation : malade et désœuvrée, elle a pu faire autour d’elle à Cologne des observations psychologiques qui l’ont conduite à rendre aux Slaves une plus équitable justice, et Dieu sait pourtant, ajoute-t-elle, que ceux-ci ne sont pas à ses yeux l’idéal de la création ! Mais l’été de 1870 la trouve à Weimar assistant aux fêtes musicales organisées en l’honneur de Liszt et de Wagner. Là elle s’exalte sans mesure à l’audition des œuvres puissantes qui font la gloire de ses illustres amis : elle célèbre, sur le mode lyrique, le bonheur de vivre à la même heure que les plus grands génies du monde germanique et de pouvoir communier avec eux dans la foi et dans l’espérance eu évoquant les futures destinées de cette race élue entre toutes ! Ainsi, la déclaration de guerre va la surprendre en plein accès de mysticisme germano-artistique (nuance Wagner ou Nietzsche première manière), et cette coïncidence accentuera grandement son indignation pathétique, ses intempérances de langage à notre égard !

Quelques jours passent en effet sur ces impressions exaltées, et voici que le spectre de la guerre se dresse menaçant sur la rive du Rhin : « Faut-il qu’ils soient assez insensés et coupables, vaticine-t-elle alors avec emportement, ceux qui, pour de misérables questions de vanité nationale, fouleront aux pieds la moisson du ciel et celle du génie !… Ah ! chère Marie, je parle politique très témérairement devant vous. Peut-être vos sympathies françaises sont-elles blessées par mon langage ? Quel désastre si nous allions être dans des camps opposés : cette guerre possible me rendrait si fanatique ! »