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Nord de la France, à la douce inhibition des lettres classiques par le sifilet des machines, le flamboiement des fourneaux, et toute la puissante attraction de la vie industrielle et commerciale.

On ne sera donc pas étonné si l’énergie de la bourgeoisie, appauvrie par tant de causes, s’est trouvée ruinée quand la grande crise économique est venue. Celle-ci, qui se préparait en silence depuis longtemps, a commencé vers 1875, et n’a cessé de s’aggraver depuis, pour devenir alarmante dans ces dernières années. Ce n’est pas une crise superficielle et passagère comme aurait pu la produire la mévente du blé ou du bétail, ou même comme l’a produite le phylloxéra ; elle est autrement profonde et redoutable, puisqu’il s’agit de la disparition de la main-d’œuvre agricole, elle est semblable aux grandes crises du temps passé, après la guerre de Cent ans[1], après les famines et les pestes. Et encore ces grandes crises d’autrefois avaient quelque chose de fortuit et d’accidentel, car on peut entrevoir la fin d’une guerre, d’une famine, d’une peste. Mais que penser du mal qui dépeuple la Gascogne sous nos yeux, qui semble atteindre la race dans ses germes pour l’empêcher de se reproduire ? Que penser en présence d’une race qui meurt ?

Que faire surtout ? Car c’est ainsi que la question se pose, précise, pressante, douloureuse, pour les bourgeois propriétaires ruraux en Gascogne. Que faire de la terre quand on ne la travaille pas soi-même et qu’on ne trouve plus personne qui veuille la travailler pour vous ? Un pays de bois, de pâturages, de prairies peut supporter une crise de main-d’œuvre, les guérets, les vignes, les vergers, ne le peuvent pas ; ils sont ruinés par quelques années d’inculture. Que faire donc ? Appeler de la main-d’œuvre étrangère ? On l’a fait, mais elle est difficile à trouver, chère, non acclimatée, non adaptée et d’ailleurs insuffisante pour combler les vides qui se multiplient à vue d’œil. Employer des machines ? Nulle part l’usage n’en est plus répandu : sans les machines, la moitié de la Gascogne serait en friche. Mais les machines ne peuvent remplacer tous les bras ; ici, les bras font complètement défaut, et de ce fait nous assistons à une véritable faillite de la terre entre les mains des bourgeois qui en sont possesseurs. Dans les propriétés les plus favorisées, les revenus ont diminué de moitié et même des deux tiers. Beaucoup de domaines couvrent

  1. D’Avenel : la Propriété foncière de Philippe-Auguste à Napoléon, dans la Revue du 1er janvier 1893.