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espérances. » L’inévitable Paris l’attirait : il y arrivait dans les premiers mois de 1778.

Il se peint lui-même tel qu’il était alors dans la lettre où il parle longuement de sa mère à Mme de Beaumont :


Ma jeunesse, — avoue-t-il. — fut plus pénible pour elle (sa mère). Elle me trouva si grand dans mes sentimens, si éloigné des routes ordinaires de la fortune, si net de toutes les petites passions qui la font chercher, si intrépide dans mes espérances, si dédaigneux de prévoir, si négligent à me précautionner, si prompt à donner, si inhabile à acquérir, si juste, en un mot, et si peu prudent, que l’avenir l’inquiéta.

Un jour qu’elle et mon père me reprochaient ma générosité, avant mon départ pour Paris, je répondis très fermement « que je ne voulais pas que l’âme d’aucune espèce d’hommes eût de la supériorité sur la mienne ; que c’était bien assez que les riches eussent par-dessus moi les avantages de la richesse, mais que certes ils n’auraient pas ceux de la générosité. »

Elle me vit partir dans ces sentimens ; et, depuis que je l’eus quittée, je ne me livrai qu’à des occupations qui ressemblent à l’oisiveté, et dont elle ne connaissait ni le but, ni la nature.


En d’autres termes, il n’aimait que les Lettres, et il ne rêvait que de gloire littéraire. Voltaire et Rousseau allaient mourir, l’un au mois de mai, l’autre au mois de juillet. Buffon, qui, en cette même année 1778, publiait ses admirables Époques de la Nature, vivait à l’écart. Parmi ceux qui avaient rempli la seconde moitié du siècle du bruit de leur nom et de leur œuvre, il ne restait plus guère sur la brèche que d’Alembert et Diderot. Il les connut l’un et l’autre : il entra aussi en relations avec Marmontel et La Harpe ; mais, chose singulière en apparence, ce fut surtout Diderot, le fumeux et étourdissant Diderot, qu’il choisit pour conseiller et pour guide. Celui-ci l’accueillit sans doute comme il accueillait d’ordinaire les jeunes gens, nous le savons par une page, restée célèbre, de Garât. Il se laissa aller devant lui à sa verve habituelle, soulevant toute sorte de questions, semant les vues, prodiguant les saillies, excitant et provoquant en tous sens cette jeune pensée en quête de nouveauté. Il lui conseillait d’écrire, — que voilà bien des sujets à la Diderot ! — sur les Perspectives de l’esprit, sur la Bienveillance universelle ; et le jeune provincial ébloui de suivre ces étonnans conseils ! Si étrange que cela puisse paraître, l’influence exercée par le philosophe sur le délicat Joubert fut profonde. « Ce n’est que par ce contact de Diderot, a dit excellemment Sainte-Beuve, qu’on s’explique bien en M. Joubert la naissance, l’inoculation de certaines idées