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même les plus pures qui s’établissent entre un homme et une femme ont toujours quelque chose de plus tendre, de plus ému, de plus subtil aussi que les amitiés d’homme à homme ou de femme à femme. Joubert n’était pas insensible au charme délicat qui se dégageait de toute la personne de Mme de Beaumont ; il la comparait à « ces figures d’Herculanum qui coulent sans bruit dans les airs à peine enveloppées d’un corps. » Sa grâce aristocratique était encore relevée aux yeux d’un valétudinaire par cet air de mélancolie attendrissante que tous ses chagrins, — son mariage avait été très malheureux, — joints à la maladie avaient répandu sur son pâle visage. Enfin elle avait « une admirable intelligence : » elle aimait passionnément les Lettres et le talent, comprenait toutes les idées, et André Chénier et Mme de Staël, avant Joubert et Chateaubriand, avaient plus d’une fois éprouvé la fine sûreté de son goût. N’ayant pas de convictions fermes, elle sympathisait sans effort avec la pensée d’autrui ; elle excellait à la provoquer, à la faire naître, à la renvoyer épurée, agrandie, fortifiée ; c’était une merveilleuse excitatrice d’esprits. Joubert l’éprouva plus que personne : en aucun temps, les cahiers où il consignait ses pensées ne se remplirent aussi vite que durant l’époque de ses relations avec Mme de Beaumont. « Confidente de mes pensées et de mes erreurs, écrivait-il après sa mort, de mes travaux et de mes écarts, de mes témérités anciennes et de ma sagesse tardive, à qui les dire désormais ? Vous étiez pour moi le public. » Dans l’affection qu’il avait pour elle il entrait non seulement de cette amitié tendre, prévenante, ingénieuse et un peu câline, qui était sa manière propre d’aimer, de cette vigilance inquiète et comme tremblante qu’on ne peut s’empêcher d’éprouver pour les êtres jeunes, délicats et fragiles, mais encore de l’admiration esthétique, de la reconnaissance intellectuelle, et de ces sentimens complexes et charmans qui sont l’habituel apanage des directions de conscience féminine. Joubert était né un peu directeur de conscience, et son passage aux Doctrinaires n’avait pas été sans fortifier en lui ce don de nature.

Mme de Beaumont avait accueilli avec joie « l’avènement de Bonaparte, » sur lequel Joubert fit d’abord quelques réserves. « Je n’ai partagé ni vos ravissemens, ni ceux de mon frère, » écrivait-il à son amie en décembre 1799. Mais bientôt le « ravissement » le gagne : « Je ne vous parlerai pas de Bonaparte qui est