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Sacy, qui déclarait qu’ « on aurait pu en retrancher encore quelques-unes. En fait de lettres surtout, ajoutait-il, je suis pour les œuvres choisies. » A quoi je réponds que les œuvres choisies doivent suivre, et non pas précéder les œuvres complètes, et que, pour bien choisir, il faut d’abord être sûr de ne rien négliger d’important. Or, il n’est pas admissible qu’il n’existe de par le monde qu’une centaine de lettres de cet exquis correspondant qu’était Joubert ; et il est à prévoir, il est à souhaiter qu’on en découvrira d’autres, et qu’on les publiera. En attendant de plus amples ou plus précieuses découvertes, voici deux lettres inédites à la marquise de Pastoret. On conviendra qu’il serait regrettable, — la dernière surtout, — qu’elles eussent été perdues[1].


15 novembre 1806. — Vous êtes à mes yeux, madame, dans le monde où naissent les livres, une colombe qui ne doit s’y désaltérer que d’eaux très pures.

J’appelle ainsi, en ce moment, ces idées, en apparence peu solides, où l’esprit boit avec délices une clarté qui le nourrit.

On ne trouve nulle part en abondance, dans toute sa limpidité, cette merveilleuse liqueur, qui est véritablement, pour parler comme le poète,


Une eau dont la source est aux cieux.


Les littératures anciennes ont des champs qui en sont imbibés, et on l’y respire en vapeur ; les littératures nouvelles ont un sol qui en est ennemi. Ce sol est brûlant, ou glacé, et, toutes les fois qu’elle y tombe, cette eau céleste s’y durcit et s’y change en brillans stériles. Rien ne peut plus s’en humecter.

On en rencontre quelques gouttes d’une éblouissante fraîcheur, dans les plus arides contrées. Mais il faut, pour les découvrir dans toutes les langues modernes, aller par-delà leurs cultures, dans leurs landes et leurs déserts.

Là, cette rosée étincelle, sur des productions obscures qui ne l’ont pas toujours été.

Là, on la voit avec surprise, attachée à des branches mortes et à des feuilles desséchées, où brillent toutes les couleurs.

Là on peut la boire à longs traits (quoique réduite à peu d’espace) avec toute son excellence, et toutes ses variétés, dans des coupes qui la conservent, en lui prêtant, pour ainsi dire, leur indestructibilité. Je veux dire, dans de vieux mots, qui ont subi l’épreuve du temps et n’ont rien perdu de leur prix ; les uns semblables à des perles, les autres, à des diamans.

J’ai cherché pour vous ce trésor, etc.

  1. Ces deux lettres font partie des précieuses collections de M. le comte Allard du Chollet, à qui j’en dois l’aimable communication, et à qui je suis heureux d’exprimer ici toute ma gratitude.