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et qu’elle trouve moins en elle-même de sève, d’énergie et de résistance, elle prête au décor plus de réalité, aux choses une existence qui peu à peu étouffe la sienne et s’y substitue. Les enfans et les femmes sont à la merci d’un état de l’atmosphère. Les malades aussi : Guérin est l’un d’eux. « Le 1er mai'. Dieu ! que c’est triste ! Du vent, de la pluie et du froid !… Le 3 mai. Jour réjouissant, plein de soleil, brise tiède, parfum dans l’air ; dans l’âme, félicité. » Non seulement un nuage au ciel peut assombrir, un rayon de soleil peut égayer son âme, mais la notion même de son existence personnelle, de cette existence si fragile, si précaire, si près de s’évanouir lui échappe. On connaît l’épisode souvent cité de la soirée dans le jardin de la rue d’Anjou. Il a passé le bras autour d’un tronc de lilas ; il fredonne un air de romance, il regarde le jour tomber, il s’abandonne à la rêverie dont le soir l’enveloppe, il laisse sa pensée se dissoudre dans cette ombre et dans cette paix languissante. Alors il lui semble, dans cette mort de lui-même, qu’une vie s’éveille chez la plante qui sent, se meut, s’émeut au lieu de lui. « La tige de lilas que j’étreignais s’agitait sous mon bras ; je croyais la sentir se remuer spontanément, et toutes ses feuilles, qui frissonnaient, rendaient un bruit doux qui me paraissait comme un langage. » N’est-ce pas là un raccourci très suggestif ? On saisit le passage d’un état de la sensibilité à un autre. On est à l’instant précis où l’évanouissement de la personnalité se continue par une sorte de réveil au sein de l’inconsciente nature.

Ensuite ce besoin de repliement sur soi, ce travail perpétuel de l’analyse, cette subtilité pour apercevoir et enregistrer chacun des mouvemens intérieurs. L’homme valide marche sans faire attention au mécanisme de la marche, et ses poumons se dilatent, sans qu’il s’en aperçoive, dans un air respirable. « Mon Dieu ! que je souffre de la vie ! non dans ses accidens : un peu de philosophie y suffit, mais dans elle-même, dans sa substance, à part tout phénomène. » C’est le mal de vivre, le tourment métaphysique, celui de Werther, de René et des romantiques. Oui, mais Goethe avait en lui de quoi devenir octogénaire, Chateaubriand se portait comme un charme, Lamartine était un gars de Bourgogne, Hugo était fort comme un chêne et Dumas fort comme le nègre Johnson. La désespérance pour eux tous était un exercice, c’étaient des variations sur le thème à la mode. Elle est chez Guérin la plainte de l’être jeune, qui n’espère pas vivre et qui se pleure lui-même. C’est la parole sincère et vraie, et par-là si touchante, d’une âme affaiblie dans un corps défaillant.

La Bruyère a dit qu’au métier de critique il faut, avant tout, de la