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victoire ; , avec cela il passait aussi pour un rigide luthérien, grand admirateur du prédicateur de cour Stœcker, dont il louait avec enthousiasme la grandeur intellectuelle et morale, même en présence de certaines filles de la race d’Abraham. Et, donc, Waldersee a voulu cuire son repas sur les deux foyers. Déjà, pendant ses fonctions de quartier-maître général, sa pieuse femme avait organisé chez elle, en présence du prince et de la princesse Guillaume, des séances de propagande pour l’œuvre de Stœcker. Puis, lorsqu’il fut devenu chef d’état-major, — ce premier objet de ses désirs, — il s’est fait envoyer des rapports diplomatiques de Paris et de Pétersbourg, derrière le dos du chancelier, et, suivant l’expression même de celui-ci, « pour discréditer sa calme politique aux yeux de Guillaume. » Le jeu était dangereux : mais l’enjeu apparaissait si haut que l’on devait tout oser… En même temps, on apprenait que le jeune empereur voyait chaque jour le comte Waldersee, qu’il se promenait avec lui dans le Thiergarten. Le nouveau chef d’état-major n’avait point hérité de Moltke l’art du silence. Lui-même s’était constitué le héraut de ses actes, et le moindre de ses petits succès lui fournissait aussitôt l’occasion d’amples bavardages. Le jour où le prince l’emmena avec lui chez Bismarck, pour complimenter celui-ci de l’anniversaire de sa naissance, tout le monde apprit de sa bouche qu’il était le successeur désigné du chancelier.

C’était là, de sa part, une grosse maladresse : le chef d’état-major avait découvert trop tôt ses batteries… Et maintenant, son grand adversaire allait pouvoir lui asséner le coup mortel. Bismarck se plaignit de « certains sous-courans politico-militaires qui lui rendaient difficile sa tache pacifique, » et, aussi clairement que possible, il désigna Waldersee comme le principal instigateur de ces « sous-courans… » Du coup, toutes les espérances de notre ambitieux se trouvèrent anéanties. L’homme convaincu de manœuvres louches ne pouvait pas devenir chancelier. Lui-même devait écrire plus tard, en octobre 1894, que Bismarck et ses successeurs l’avaient « perdu de réputation. »

Il écrivait cela cinq jours après la nomination du troisième chancelier. Contraint de renoncer désormais à ce poste longtemps convoité, il souhaitait maintenant d’être nommé statthalter à Strasbourg, et volontiers il s’accommodait, en conséquence, de se donner pour un libéral et un partisan de la politique d’exportation. Jamais il n’avait eu de préjugés. Ultra-conservateur en 1888, nous l’avons vu, en 1904, s’asseoir avec le directeur de théâtre Lindau à la table du banquier Goldberger, dont il sollicitait la recommandation auprès de grands capitalistes américains. En août 1900, il affirmait ne plus vouloir jouer aucun rôle dans la vie publique ; et, peu de temps après, le voilà qui, se mettant en route pour la Chine, traversait l’Allemagne en triomphateur, comme si de lui seul dépendait le salut ou la perte de l’empire !


J’ai dit tout à l’heure que l’œuvre de M. Harden n’avait contre elle, pour parvenir à nous émouvoir profondément, que de manquer d’amour. Mais, en vérité, ce chapitre, et tous les autres du volume, sont manifestement imprégnés d’un sentiment d’amour très passionné à