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événemens s’y passent dans le royaume des idées ; des doctrines nouvelles sont enfantées, circulent partout, sont adoptées avec enthousiasme ou rejetées avec horreur ; mais en face de cette fécondité intellectuelle, les faits sont stériles, il ne se passe rien de grand ; la France ne vit en quelque sorte que par la tête et par le cœur ; ses membres sont paralysés. Cette société, affranchie par l’esprit, est condamnée à l’inaction ; point d’activité politique, point d’aliment donné à ce besoin d’agir qui la tourmente. La liberté intellectuelle demande pour complément la liberté politique ; car l’homme est plus qu’un cerveau. Position grave pour un peuple, que d’avoir la tête en fermentation et de se sentir les bras liés. De là ce bouillonnement maladif de l’esprit, cette espèce de fièvre de parole qui travaille la France à la veille de la Révolution. Parler, parler, parler toujours, c’est la seule occupation que cette société puisse se donner, et elle s’afflige en songeant à l’inutilité de ses paroles. Parmi ces causeurs infatigables qui évaporent leur verve en menus propos, plus d’un s’afflige secrètement que cette verve soit confinée entre les quatre murs d’un salon ; plus d’un aspire à son propre insu aux joutes glorieuses de la vie parlementaire ; une parole libre tombant du haut d’une tribune comme un éclair sur un peuple libre, voilà le rêve qui travaille plus d’une imagination.

Songez à ce que devait éprouver entre 1780 et 1789 Mirabeau condamné à la causerie, à la causerie à perpétuité ! Quel supplice pour cette âme volcanique d’être contrainte à retenir captive en elle la lave brûlante que le malheur, les passions et le génie y avaient amassée, et qui demandait à s’épancher !

Un peuple devenu majeur, qui s’est exercé pendant de longues années à tout discuter, tout jusqu’aux principes mêmes du gouvernement, un peuple qui se sent capable de faire lui-même ses affaires, de régler ses destinées et qu’on s’obstine à retenir en tutelle, c’est là une situation pleine d’inquiétude et de malaise. Être condamné à la vie intérieure, cela peut convenir aux contemplatifs, mais ne peut suffire à un grand peuple dont la pensée est affranchie. Et c’est ce malaise qui explique la fougue, l’enthousiasme avec lequel une partie de la noblesse fut se jeter dans la guerre d’indépendance de l’Amérique. C’était une occasion offerte à son besoin d’agir, un palliatif contre sa fièvre.

Mais ce qui marque mieux encore le secret malaise qui