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Il y demeura trente mois, changeant de place assez souvent, mais séjournant à Rome plus qu’ailleurs, ne prenant, à l’auberge de la Minerve, qu’un repas sur deux afin de ménager sa bourse trop légère, et « pas heureux, » — le mot est d’Alfred de Vigny. Comme il ne donnait guère de ses nouvelles, un de ses amis, le journaliste Busoni, se permit d’imprimer, dans sa chronique de l’Illustration, que l’auteur de Marie et des Bretons était entré au couvent. Le poète ne montra, dans cette occasion, que l’aptitude à se scandaliser d’une plaisanterie prise au sérieux, travers bien joliment raillé par Charles Lamb sous le nom d’esprit écossais. Il envoya un démenti en règle ; il exigea un mot de rectification. Alfred de Vigny ne put pas trouver réellement offensante la facétie de Busoni : il s’étonna plutôt de voir le bon Brizeux devenu, à ce point, boudeur et irascible. « Il faut, — écrivait-il au chroniqueur, — excuser les voyageurs qui arrivent d’un pays si naïf, si candide que Florence, où sans doute on ne devine rien et où toute finesse est absolument inconnue. » Il y a de la duperie et quelque ridicule, assurément, à conserver l’ingénuité, lorsqu’on en a passé l’âge[1].

Mais, sans parler de l’énervement maladif que personne ne soupçonnait, les soucis du gagne-pain, plutôt accrus depuis la révolution de Février, ne contribuaient pas peu à rendre ombrageux et triste le caractère de ce poète, autrefois si accommodant et, même à ce moment, facile à satisfaire. Ces soucis furent allégés, grâce à l’entremise de Lamartine. Informé, par Victor de Laprade, de la situation, toujours précaire, de Brizeux, il obtint de M. Fortoul, en 1852, qu’on portât à 3 000 francs la « totalité » des deux subventions de 1 200 francs, fournies par l’Instruction publique et l’Intérieur.

C’est le moment où, remaniant les Ternaires, Brizeux leur donne un titre moins énigmatique pour le commun des lecteurs, dans le volume qu’il imprime, aux frais de l’éditeur Garnier : il groupe ensemble, assez heureusement, Marie, Primel et Nola, la Fleur d’or. C’est le moment où les cigaliers du Midi inaugurent la série de leurs travaux en mettant au concours l’éloge du barde breton, qui leur a fait comprendre leur devoir envers la langue et la poésie provençales. C’est le moment enfin où Buloz,

  1. Alfred de Vigny s’employa d’ailleurs à la réconciliation. Le 16 juin 1851, il écrivit à Busoni : « Brizeux est à Paris. L’avez-vous vu ? Dois-je penser que mes plus chers amis, qui me sont tous fidèles, sont séparés entre eux ? »