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joué un rôle si considérable dans la littérature, la philosophie et la politique de son siècle. Mais ce « peu de chose, » il est possible cependant de le préciser en regardant de plus près les documens anciens, en les interprétant et corrigeant l’un par l’autre, en les complétant par de légitimes inductions, en mettant à profit les travaux spéciaux des érudits modernes : c’est ce que vient de faire un jeune historien, M. René Waltz, dans une copieuse Vie de Sénèque qui ne compte guère moins de cinq cents pages.

Gros ouvrage, savant ouvrage, mais, hâtons-nous de le dire, ouvrage très agréable et très vivant aussi. M. René Waltz n’est pas de ces compilateurs maladroits qui trébuchent à chaque pas sous le lourd fardeau des textes accumulés. En un temps où l’on confond trop volontiers l’architecte qui bâtit une maison avec le manœuvre qui en apporte les pierres, où certains érudits érigent en dogme que, pour être bon, un livre ne doit révéler aucune espèce de talent, M. René Waltz n’a pas craint d’avoir du talent tout de même, ni de le montrer. Son style est d’une élégante souplesse ; son récit, rapide et clair, s’arrête quand il le faut pour insister sur les points particulièrement difficiles, mais repart ensuite sans effort ; les événemens, ingénieusement rapprochés, suggèrent d’eux-mêmes les conclusions auxquelles l’auteur veut nous acheminer. Il ne trace pas de portrait en pied de son héros, procédé qui sentirait trop l’artifice ; il fait mieux : il nous le révèle, progressivement, mais intimement, par le seul exposé des détails de sa vie. « Ce sont les faits qui louent, » disait La Bruyère : ici, ce sont les faits qui peignent.

M. Waltz a évité en général un des vices habituels aux biographes, celui de surfaire le personnage étudié. Peut-être s’est-il moins bien gardé d’un autre défaut, qui est de ne pas assez savoir ignorer. Par exemple, dans la période qui s’écoule entré le rappel de Sénèque à Rome et l’avènement de Néron, plusieurs affaires sont soumises au Sénat : les procès de Lollia et de Calpurnia, rivales d’Agrippine, les mesures contre les astrologues et contre les femmes convaincues d’adultère avec des esclaves, le procès de Statilius Taurus, l’extension de compétence des procurateurs impériaux, etc. Il nous est absolument impossible de savoir comment Sénèque a voté sur chacun de ces points, et M. Waltz le confesse ; mais tout en le confessant, il ne s’y résigne pas ; il cherche à deviner ; il multiplie les formules insinuantes ;