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maîtres. C’est peut-être alors qu’il écrit les traités De la Providence et De la Constance du sage, où il décrit avec tant d’orgueil la souveraine valeur de l’épreuve et le duel tragique entre l’homme et le destin. C’est alors qu’il adresse à sa mère Helvia cette Consolation, qui est un de ses plus beaux ouvrages par son mélange de dignité stoïcienne et d’humaine tendresse. Il est, comme il le dit, « malheureux courageusement, » fortiter miser. Mais peu à peu, le courage tombe, et le malheur reste, faisant progressivement sa besogne déprimante et corruptrice. Sa patience s’use dans la monotonie de son isolement ; son ambition, qui l’avait d’abord soutenu, lui fait craindre maintenant d’être oublié ; livré à lui-même, n’étant plus appuyé par son entourage ordinaire, il fléchit comme une plante trop faible. Bientôt il est prêt à toutes les compromissions, et le voilà qui adresse à Claude, par l’entremise de son affranchi Polybe, ces flagorneries aussi ridicules qu’humiliantes, dont on l’a si souvent et si durement blâmé. Soyons plus indulgens pour un abaissement passager, mais reconnaissons que Sénèque est de ceux qui sont plus aptes à braver une catastrophe qu’à supporter l’ennui. Sous la lente et longue morsure d’une tristesse incessante, s’est lamentablement effrité ce stoïcisme, qui d’abord se dressait avec orgueil contre la tempête. Une pareille défaillance, succédant à des efforts héroïques, est l’indice d’un caractère plus enthousiaste que résistant. Là, sans nul doute, sera le danger.


II

Tel était à peu près Sénèque lorsque le caprice d’Agrippine le tira d’exil pour en faire un personnage considérable. M. Waltz semble penser qu’il accueillit cette faveur d’assez mauvaise grâce : trop vieux, trop lassé surtout par ses récentes épreuves, il aurait perdu toute ambition ; il aurait d’ailleurs été quelque peu humilié des bienfaits d’une femme comme Agrippine ; ce ne serait que malgré lui, et faute de pouvoir se dérober, qu’il aurait consenti à exercer la préture et à devenir le précepteur de Néron. M. Waltz appuie cette hypothèse sur quelques pages découragées du traité De la Brièveté de la vie, que plusieurs critiques placent à cette époque : mais la date est loin d’en être sûre, et les tirades contre la vie active, les louanges dont l’auteur comble une existence toute de retraite et de méditation,