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mais moins odieux tout de même que s’il s’était agi d’une mère innocente et tendre, et il calma, — trop faiblement, — ses scrupules par une réflexion qui pourrait se traduire sous cette forme familière : « Après tout, ce n’est pas une grosse perte ! »

Telles sont, ce semble, les raisons qui firent paraître les crimes de Néron moins monstrueux aux yeux de Sénèque que nous ne les jugeons maintenant. Mais le vrai motif qui le décida à les sanctionner de son adhésion résignée, ce fut, peut-être, l’intérêt de l’État. En présence d’un souverain irrévocablement décidé au fratricide ou au parricide, il n’y avait pour son ministre que deux partis possibles : approuver, ou s’en aller. Mais, s’en aller, — dut-il se dire avec cette subtilité dans la casuistique qui caractérise les âmes faibles, — c’était livrer Néron aux pires influences, à celle d’abord de ses instincts pervers, jusqu’ici péniblement contenus et désormais déchaînés, à celle aussi des immondes favoris qui commençaient à l’asservir à leurs caprices ; c’était, par conséquent, replonger l’empire tout entier dans l’abîme du despotisme, où il avait si longtemps gémi, et dont Sénèque avait essayé de le tirer. Approuver, au contraire, c’était sans doute se faire rétrospectivement le complice du crime ; mais c’était aussi, en se déshonorant, conserver à ce prix le pouvoir de faire encore un peu de bien. Ce cas de conscience était, cette fois surtout, spécialement angoissant. Sénèque le trancha dans le sens de ce qu’il crut l’utilité générale. Il faut s’en souvenir, non pour excuser, mais pour expliquer sa conduite, tout en regrettant qu’il ne se soit pas plus fermement attaché au principe stoïcien de l’honneur.

Admettons que ses intentions aient été honnêtes ; sa conduite a-t-elle été habile ? C’est une autre question. Nous croirions assez volontiers que, si son œuvre fut incomplète et surtout caduque, cela vient en partie de ce qu’il manqua de prudence dans quelques-uns de ses procédés. C’était une maladresse, d’abord, d’étaler aux yeux de Néron la grandeur de son pouvoir pour faire mieux ressortir la grandeur de ses obligations. Rappelons-nous les hyperboles adulatrices du traité De la Clémence : « Tu ne peux pas rester caché, pas plus que le soleil. Tu es entouré d’une auréole de lumière, tous les yeux sont fixés sur toi : ta sortie n’est pas une sortie, c’est le lever d’un astre… Tu ne peux t’irriter sans que tout tremble… » Rappelons-nous le langage qu’il prêtait à son élève, considérant sa propre majesté :