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tel est le commandement de l’Évangile. « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse servir de principe pour une législation universelle : » c’est la formule de Kant.

On ne peut nier qu’il n’y ait, entre la morale et la religion, une occasion de divergence. La sainteté ne peut guère être, en fait, que le propre de quelques-uns ; le degré de perfection réalisable par l’universalité des hommes a peu de chance d’être élevé. Aussi de tout temps les Églises ont-elles eu une tendance à professer la doctrine du petit nombre des élus. Mais la morale se refuse à considérer comme perfection véritable un état que l’on n’acquiert et ne conserve qu’en se préservant du contact de la foule, et en dédaignant les tâches humaines les plus essentielles, pour se créer une vie et une destinée dans un monde autre que le nôtre. Vertu, sainteté : ces deux termes sont-ils conciliables ou incompatibles ? Tel est le problème.

Ces deux termes sont conciliables, s’ils sont conçus, non en opposition abstraite, mais en relation concrète l’un à l’égard de l’autre. La sainteté peut être, non une évasion hors de la nature, mais la plus haute identification possible de la nature elle-même avec l’idéal où l’esprit aspire : en sorte que l’effort des âmes pieuses soit, non de s’isoler, mais de s’unir aux autres âmes, pour travailler en commun à une œuvre qui, en effet, ne peut s’accomplir que par une action commune.

Et réciproquement, l’universalité que prétend la morale n’implique pas nécessairement l’accommodation du devoir à la médiocre capacité actuelle de la majorité des hommes. La quantité de puissance de l’homme n’est pas quelque chose de donné : elle n’est jamais connue qu’après l’action, et la source en est inaccessible. Le devoir doit être déterminé, non d’après le pouvoir supposé des hommes, mais d’après les injonctions de leur raison. Ainsi conçu, il implique entre les hommes égalité de fin, mais non de puissance actuelle, et il n’exclut nullement entre eux l’inégalité de fait. Et c’est précisément une partie essentielle de la vertu, de travailler à diminuer cette inégalité, en tendant la main aux moins avancés.

Religion et morale doivent concourir, loin de s’exclure. De la religion procèdent, comme d’un principe de vie et de création, les conceptions idéales de la destinée humaine, les enthousiasmes généreux, les élans vers l’inconnu, les énergies profondes et inlassables à la poursuite d’une perfection surhumaine, qui